Voici le point de vue d’un franco-algérien qui a regardé le documentaire » La Guadeloupe est elle une colonie française ? » réalisé par John Paul Lepers , quelques semaines avant un séjour dans cette partie des Antilles françaises. Ce reportage diffusé au mois de juin sur France 4, a été visible sur plusieurs sites internet dont celui de l’UGTG. Il est passé depuis sur RFO. Je venais retrouver des amis qui ont fait le choix quitter l’hexagone pour vivre et travailler en Guadeloupe. C’est en « touriste initié » que je débarque sur l’Ile. Pour ce premier voyage dans la Caraïbe j’ai un point de vue déjà sensibilisé de part mes origines, est – il nécessaire de le préciser, aux questions d’héritages, de diversité culturelle, de citoyenneté, de mémoire partagée, bref par l’enjeu de la légitimité des appartenances. Comment le franco-algérien que je suis éprouve t -il son identité de minorité culturelle au sein d’une société elle même minoritaire, pour ne pas dire, culturellement dominée?
Je partage avec la sociéte que je découvre en Guadeloupe une solidarité de minoritaire qui peut vivre comme une violence symbolique le chauvinisme et l’impérialisme de l’universalisme français , pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu. En métropole, ces questions passent mal. La société française assume difficilement son métissage. La République considère toujours la présence de ses minorités culturelles comme une menace à son existence. Le récent pseudo-débat public sur l’ identité nationale et l’instrumentalisation récente de la menace de suspendre la nationalité aux français d’origine étrangère viennent illustrer une nouvelle fois l’héritage assimilationniste de la République. Un héritage qui associe dangereusement appartenance à la nation qui produit de l’unité politique et appartenance culturelle qui produit de la diversité au sein de la société
L’intitulé du documentaire de John Paul Lepers est doublement provocateur.
Il l’est une première fois par le choix de sa présentation visuelle. Inscrite en caractères publicitaires sur son véhicule de reportage, cette question – la guadeloupe est-elle une colonie ? – l’accompagne à travers le pays. L’intitulé est provocateur une deuxième fois, en esquissant une nouvelle interprétation du mouvement social de février 2009. Alors que les acteurs du mouvement ont situé les journées de grève qui ont paralysé l’économie de la Guadeloupe comme une question sociale, le journaliste propose d’aborder implicitement la crise de 2009 sous l’angle de la situation coloniale des Iles, c’est-à -dire, la situation d’un territoire » la Guadeloupe « , dominée et occupée par une puissance » La France « .
Au delà de l’effet de provocation , le reportage aborde frontalement la question mémorielle de la société guadeloupéenne. A travers, par exemple, les cimetières d’esclaves, quasiment abandonnés, quand ils n’ont pas fait les frais d’une spéculation immobilière lors de la construction d’un ensemble hôtelier célèbre à Saint Anne sur les vestiges d’un ancien cimetière. Le reportage met en lumière l’insuffisante prise en charge par les pouvoirs publics du patrimoine mémoriel lié au mode de production esclavagiste qui fut jadis celui de la Guadeloupe. Le reportage s’efforce de montrer que ce passé pèse encore dans le sentiment d’appartenance à la Nation, qu’une part de la société française continue à porter un regard » identitaire « , pour ne pas dire ethnicisant, sur les » Blancs » et les » Noirs « .
Le documentaire de John Paul Lepers, en s’affranchissant d’analyser la complexité de la question identitaire de la société guadeloupéenne, grossit manifestement le trait explicatif de cet enjeu mémoriel. Il revient au reportage le mérite de poser la question : une société peut elle construire un projet de vivre ensemble sans partager le récit commun qui le fonde ? Autrement, il est urgent que la nation entreprenne de revisiter et de se réapproprier la mémoire de la période esclavagiste, comme une histoire commune.
La loi mémorielle dit Taubira, consacrant la journée du 10 mai, journée commémorative de l’esclavagisme semble insuffisante pour répondre à cette attente collective d’une mémoire partagée. Si l’on considère, par exemple, l’absence de lieux de mémoire emblématiques. La statue de Schoelcher qui orne des places publiques en Guadeloupe, ainsi que l’existence d’un musée portant son nom, ne peuvent résumer la complexité historique de l’esclavagisme. Le culte de la personnalité autour de Schoelcher, présenté comme le » père des Noirs » qui libéra les esclaves, est une approche simplificatrice. Cette manière contreproductive de faire de l’histoire aboutit à passer sous silence les mouvements de résistances et les tentatives des esclaves de briser leurs chaines et de sortir du joug esclavagiste.
Le documentaire de John Paul Lepers aborde, avec sa posture de journaliste cabotin, le poids de cette histoire , la mémoire de l’esclavage, sur, d’une part les représentations récurrentes de « l’homme blanc » sur « l’ homme noir » et, d’autre part sur la persistance d’un sentiment de » lien colonial » entre la France et la Guadeloupe .
Les acteurs du mouvement indépendantiste ne manquent aucune occasion pour condamner la « matrice coloniale » des idées assimilationnistes ; ils considèrent que ces idées se perpétuent jusqu’à ce jour au sein même de la société guadeloupéenne. ( l’article » A pa Schoelcher ki libéré neg « , in Patriot, mensuel numéro 45, juillet/aout 2010).
Issu d’une nation dont le peuple a arraché durement sa dignité humaine au terme de 132 ans de « nuit coloniale » , je peux considérer que cette « matrice coloniale » existe et peut survivre au delà de l’indépendance politique. La matrice coloniale de la domination peut se vérifier au niveau de l’exercice démocratique de la souveraineté nationale qui a échappé au peuple algérien, dés l’été 1962, aux termes de rivalités politiques désastreuses pour l’avenir du pays. Cette reconquête des espaces démocratiques reste, prés de 50 ans après l’indépendance, un des enjeux majeurs pour la société algérienne. Cette matrice peut aussi se vérifier sur une conception uniformisante et centralisatrice de la société : un peuple, une langue, une religion. Cette définition officielle marginalise la pluralité linguistique et culturelle du pays. La langue française, considérée par Kateb Yacine comme un » tribut de guerre » est suspectée, par les tenants de l’idéologie nationaliste, de « matrice coloniale « . Enfin, les relations d’Etat avec l’ancienne puissance coloniale sont des relations difficiles, elles butent aujourd’hui, et de manière vive, sur le travail de mémoire. Un indispensable travail de mémoire qui n’a rien à voir avec la » repentance » , comme veulent bien le laisser croire les nostalgiques de l’ » Algérie française » qui ont réussi, incroyablement, à faire voter, par un jeu de lobbying politique, l’infamant article du 23 février 2005, rendu ensuite caduque, sur le bilan positif de la colonisation.
En Guadeloupe, se sont les inscriptions des institutions étatiques et des collectivités locales, ou de certaines zones commerciales, qui nous rappellent que nous sommes en France. Nous sommes aussi dans la Caraïbe, avec son climat tropical, son histoire et sa géographie, sa population au sang mêlé, les sonorités du KA, sa langue créole, sa culture, sa cuisine aux influences les plus lointaines etc Cette terre loin de Paris est, certes, sur le territoire de la République, sa population est bien une population de citoyenneté française, mais l’harmonie et les grands équilibres entre cette terre caraïbe et la vieille Europe restent à construire en changeant les pratiques et les représentations antérieures. N’est ce pas l’enjeu des années à venir ?
Je découvre durant ce premier séjour en juillet-ao ût 2010 une société guadeloupéenne qui semble sereine et paisible. Une société qui semble faire de sa diversité culturelle un art de vivre. Dans les rues, les marchés , les boutiques ou les lolos, les bistros du coin, les gens affichent une détente apparemment apaisée et abordent le « touriste blanc » auquel je dois manifestement ressembler avec une distance courtoise qui n’est ni de l’indifférence ni de la flatterie mercantile.
Est ce l’entretien, dans le coeur de chaque individu, d’une mémoire vive de l’histoire de l’esclavage qui confère à la société guadeloupéenne cette ouverture, cette humanité, cette tolérance envers les autres que je ressens, y compris avec les » blancs pays » , cette minorité européenne , descendants des anciens colons, qui n’a commencé, d’après ce que j’entends et ce que je lis, aucun travail de mémoire avec son passé (et son présent) d’exploiteurs.
En métropole, la diversité culturelle est plutôt » problématisée « , à l’aune du fameux logiciel républicain défaillant (unité politique égale unité-uniformité culturelle). Ici en Guadeloupe la diversité est-elle un problème entre descendants d’Africains, d’Européens, d’Indiens, de Libanais, de Syriens? Je n’ai pas cette impression. J’ai la sensation que la majorité noire, ici en Guadeloupe s’accommode mieux de ses minorités que ne le fait la majorité blanche sur le territoire de l’hexagone. Je n’en tire pas de conclusion hâtive sur la capacité des uns et des autres au » vivre ensemble », mais cela me semble une évidence.
La société guadeloupéenne est – ou aurait pu être – une chance pour enrichir le débat sur la diversité culturelle dans l’hexagone. Cette contribution semble avoir été défaillante lors du débat sur l’identité nationale. Les Guadeloupéens ont peut être souhaité ne pas tomber dans le piège qui cherche à solidariser deux notions antithétiques » identité » et « nation » . Tout au long de mon séjour, je n’ai pas eu l’impression que le métissage de la société guadeloupéenne menaçait la République française. Bien au contraire, ce métissage est une interpellation permanente à l’endroit des tenants d’une définition passéiste de l’identité nationale. La présence des minorités culturelles post coloniales au sein de la République est une épine salutaire dans les souliers de ceux qui voudraient échapper à l’indispensable travail de mémoire. Ces minorités ne peuvent accepter un récit occulté ou tronqué . Le récit d’une nation enfin apaisée avec son passé colonial reste à écrire.
En repartant, après ces quelques semaines de vacances passées sur l’île et en comprenant un peu mieux ce qui s’y passe, je souhaite à la sociéte guadeloupéenne de poursuivre son chemin en évitant le piége de la matrice coloniale, génératrice du « complexe du colonisé » et l’autre piége de la culture du ressentiment lié à ce passé douloureux qu’il faut dépasser par un travail de mémoire partagée, sans tabou ni silence.