L’institut national de la statistique (Insee) a publié au mois de septembre 2010 les résultats d’une enquête sur l’illettrisme en Guadeloupe. Les chiffres ne sont pas bons. Derrière l’illettrisme se cachent des politiques éducatives inefficaces, en Guadeloupe et ailleurs, des désengagements budgétaires et un manque d’intérêt de la population pour l’écrit et le livre.
Voyage dans le temps de l’illettrisme, des idéaux de Condorcet qui voulait apprendre à lire à tout un peuple jusqu’aux « échecs » du XXIe siècle. Cette enquête de l’Insee a été réalisée en janvier 2009. Selon ses résultats, 25% des Guadelopéens âgés de 16 à 65 ans éprouvent des difficultés de lecture qui les gênent au quotidien, la moyenne nationale pour l’ensemble de la population française est de 9%, avec des écarts d’un département à l’autre, dans le Pas-de-Calais par exemple, c’est 15%, La Réunion 21%. Par ailleurs en Guadeloupe, 15 % des 16/25 ans sont en grande difficulté de lecture.
» Des chiffres qui inquiétent » ont suggèré à la vue de ces résultats les médias qui ont traité le sujet. Publier les chiffres de l’illettrisme au moment de la rentrée scolaire, cela revient au fond à s’interroger : « Mais que fait l’école ? »
On sait depuis plusieurs années que 15% des enfants entrent en sixième avec des difficultés de lecture et d’écriture. La machine à produire de l’échec ne cesse de fonctionner, depuis une quinzaine d’années au moins, on constate les dégâts. Il faut dire par ailleurs que l’illettrisme ne concerne pas uniquement le territoire guadeloupéen , la France hexagonale est largement concernée ainsi que l’Europe et au delà . Les statistiques venant du monde arabe ne sont pas rassurantes sur la relation à l’écrit dans quelques uns de ses pays. Nous donnons quelques chiffres à la fin de cet article. Alors de quoi l’illettrisme peut-il être le symptôme ?
Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle et non sans mal, que l’idée d’apprendre à lire à tout un peuple a fait son chemin. Condorcet fut chargé par les révolutionnaires de 1789 d’élaborer un plan pour l’instruction publique: en effet, comment prétendre bâtir une République sur des textes de loi garantissant le droit et l’égalité si une majorité des citoyens restaient dans l’incapacité de lire ce droit (1).
» L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens » écrit Condorcet dans un mémoire visionnaire car il invente la notion de formation tout au long de la vie: » Il faut que les portes du temple de la vérité – la connaissanse – soient ouvertes à tous les âges » écrit dans un bel élan Condorcet. Un idéal qui n’est pas atteint en 2010, plus de deux siècles plus tard. Condorcet ne représentait qu’un courant de la pensée du XVIIIe siècle Quelques années plus tôt Voltaire avait écrit « ce n’est pas le manoeuvre qu’il faut instruire, mais l’habitant des villes, le bourgeois. » Le plan de Condorcet n’a pas jamais été mis en oeuvre, mais au fil des décennies quelques unes des idées qu’il contenait ont été réalisées. Ce fut long.
A deux reprises dans les siècles qui suivirent ceux qui gouvernaient la France ont mené des politiques volontaristes pour élever le niveau d’éducation et de culture de la population : Jules Ferry à la fin du XIXem et plus tard dans les années 1970, croyant bien faire, ceux qui ont mis en oeuvre le collège unique o๠se trouvèrent pour la première fois les enfants de toutes les couches sociales. Auparavant deux filières bien distinctes les distinguaient.
Est-ce le fait du hasard, d’un choc de cultures, c’est au cours de cette même décennie, les années 70, que les termes d’illettrisme, d’échec scolaire firent leur apparition. Le mot lui-même « inventé » en France par le mouvement ATD-Quart Monde en 1977. Pour ATD, il y a plus de trente ans déjà , l’illettrisme était le signe d’un problème social plus vaste, celui de l’exclusion d’une partie de la population, de ce quart monde qui même au temps de la révolution n’était représenté ni par le clergé, ni par le noblesse, ni par le tiers état.
O๠en sommes-nous aujourd’hui ?
Dans une société devenue plus inégalitaire que celle des années 1970, dans laquelle les écarts de revenus, le chômage, la précarité, l’exclusion ont explosé par rapport à il y a trente ans, faut-il à ce point s’étonner que l’illettrisme non seulement ne disparaisse pas, mais tende à s’implanter durablement ?
Des politiques éducatives efficaces qui voudraient transformer la réalité, lutter véritablement contre ce recul culturel, demanderaient un fort volontarisme et des investissements humains et matériels importants. Est-ce à cela que nous assistons depuis quinze ans ?
Un ancien ministre de l’Education nationale en rupture de ban, Luc Ferry, ministre de mai 2002 à mars 2004, philosophe tombé en chiraquie, a répondu à cette question en avril 2010 dans un entretien accordé au journal le Monde.
Voici en substance ce qu’il déclare: » J’avais trois projets en arrivant au ministère dont les dédoublements de cours préparatoires pour lutter contre l’illettrisme (…) Quand le maître a douze élèves, il peut faire le diagnostic et la remédiation en même temps; agir avant que la difficulté ne s’enkyste. J’avais mis 75.000 enfants dans des cours dédoublés, tout cela a été supprimé dès mon départ du ministère. » Cela pour des raisons budgétaires, la lutte contre l’illettrisme co ûtait cher.
» D’accord pour que l’éducation participe à la rigueur », ajoute Ferry, « mais le fait est que ça ne rapporte pas grand chose par rapport aux problèmes que ça pose. Les suppressions de postes font économiser 500 millions d’euros par an. Cela plombe le ministre, empêche les réformes audacieuses et les économies sont annulées dans la seconde par d’autres décisions comme la suppression de la pub à la télévision publique (2) ou la TVA pour les restaurateurs … » Saupoudrage, manque de volontarisme, choix politiques et cette idée peut-être – insupportable pour les uns, tout à fait acceptable pour d’autres – qu’un pourcentage d’illettrés dans une société au fond, c’est inévitable.
L’écart important des chiffres de l’illettrisme entre la Guadeloupe (25% des 16/65 ans ont des difficultés de lecture), la Guyane (29%) et le reste de la France (9%) est le signe de politiques éducatives qui ne fonctionnent pas. Le « rattrapage » nécessaire entre la France hexagonale et ses « outre-mer » est flagrant dans le domaine de l’éducation et de la formation. Cet écart témoigne aussi des clivages qui existent à l’intérieur même de la société guadeloupéenne. Entre les bons éléves, accompagnés par leurs familles qui vont après le bac étudier à Paris, au Canada ou ailleurs; et ceux qui décrochent, tôt descolarisés, livrés à eux-mêmes et en difficulté d’insertion.
Cet écart est aussi le signe d’un manque d’intérêt pour la lecture et le livre. On lit peu en Guadeloupe, les libraires le savent et les auteurs aussi.
Un responsable de l’association pour la connaissance des littératures antillaises
(Ascodela) en a fait le constat: » Ainsi donc il semble qu’il y ait une distance, un manque d’adhésion, une méconnaissance sinon une indifférence entre le public, trop passif, et le monde littéraire des créateurs, entre le pays et sa littérature (…) tout ceci constitue un grand malheur car sans lecteur formé, sans public local, une littérature ne peut pas exister. » Ces propos font état, au delà de l’illettrisme, d’une rapport problématique à l’écrit dans une société qui privilégie le verbe et l’oralité.
Le sondage de l’INSEE indique que 61% des Guadeloupéens qui ont des difficultés à l’écrit sont à l’aise à l’oral. Mal à l’aise un stylo à la main, les Guadeloupéens retrouvent leur aise et leur spontanéité lors de joutes orales. Ce go ût pour l’oralité et la prise de parole est évident dans la société guadeloupéenne, mais cela suffit-il : » Le prétexte favori des non lecteurs », estime sans concession l’intervenant de l’Ascodela, » est de proclamer qu’ils appartiennent à l’univers de l’oralité caractéristique du monde négro-africain. C’est peut-être le seul héritage ( avec le tambour ) bien commode pour ne pas lire, qu’ils revendiquent de l’Afrique, qu’ils ignorent et qu’ils méprisent par ailleurs… A ces non lecteurs, amateurs de téléphones portables et de technologies il faut faire remarquer qu’aucune grande civilisation technologique n’est sortie de pays sans tradition écrite. Je souligne simplement la contradiction: la question n’est pas d’affirmer la supériorité, réelle ou non, des civilisations technologiques. »
En 2010 une vie, une histoire, un projet passent forcément par l’écrit. Et cela nous ramène à Condorcet et aux idéaux de 89 : une société qui ne se préoccupe pas ou pas suffisamment d’élever le niveau d’éducation et de culture de ses citoyens, qui se contente de satisfaire des besoins matériels, voire d’en créer d’artificiels et de les encourager, est une société malade qui privilégie les valeurs matérielles, la jouissance immédiate, la consommation plutôt que la connaissance.
Existe-t-il des pays en ce début du XXIe siècle qui ont éradiqué l’illettrisme? Pas vraiment. Pour la tranche d’âge des 16/65 ans, la Suisse, petit pays riche au coeur de l’Europe, a 10% de sa population qui ne maîtrise pas l’alphabet. Un rapport de l’ONU du début des années 2000 sur le développement humain indique que 15% des adultes des pays de l’OCDE » peuvent être considérés comme illettrés. »
Le programme des Nations unies de 2001 donne par pays le pourcentage de personnes ayant des difficultés à comprendre un texte suivi: 17% en Australie, 8,5% en Norvège, 20,7% aux Etats-Unis, 48% au Portugal, 16,6% au Canada, 21,8 % au Royaume-Uni.
Un rapport de la commission européenne de fin 2009 fournit les indications suivantes: en Europe le groupe des adolescents qui peinent à comprendre ce qu’ils lisent est passé entre 2001 et 2006 de 21,3% d’une classe d’âge à 24,1%. Le rapport européen précise que la France » n’a pas de quoi faire la fière avec un taux de mauvais lecteur de 21,7%. » En revanche la Pologne a amélioré ses résultats ainsi que l’Allemagne. Le même rapport souligne que l’investissement français en matière d’éducation et de formation a reculé de 1,3 points pour s’établir à 5,5% du PIB.
Enfin dans un article publié en janvier 2008, par le journal marocain le Matin, Lahcen Maddi, alors secrétaire général de la ligue marocaine de l’éducation de base déclarait que 40% de la population marocaine de plus de 15 ans ne sait ni lire, ni écrire. Dans le même article il décrit sans langue de bois la situation dans les pays arabes: 20 millions d’illettrés au Maghreb, 100 millions d’analphabètes dans l’ensemble du monde arabe. Dans cette partie du monde, il cite des pays qui progressent comme la Syrie, la Lybie et la Tunisie, mais d’autres n’avancent pas tels l’Algérie, l’Egypte, le Yemen, le Soudan.
En un mot, le combat pour l’accés de tous à la connaissance et la culture entamé par Condorcet n’est pas terminé.
(1) On estime à plus de 60% le nombre d’analphabètes en France à la veille de la Révolution de 1789
(2) C’est le cas après 20h depuis janvier 2009, sur les chaînes publiques, pour les tranches horaires avant 20h, il y a un moratoire jusqu’en 2014
– Dans un prochain article nous parlerons à travers un texte de l’Ascodela justement de l’insuffisante connaissance de la littérature caraïbe en Guadeloupe.