L’excellente revue XXI qui décidemment s’intéresse à la Caraïbe revient sur l’affaire du chlordécone. Dans son dernier numéro, sous le titre « Au nom de la banane » elle rappelle dans quelles conditions plus de 22 000 hectares ont été contaminés par le chlordécone en Martinique et 5400 hectares en Guadeloupe. On peut y lire qu’à deux reprises en 1968 et 1969 les autorisations de vente de ce produit toxique ont été interdites avant d’être autorisées trois ans plus tard. Pour quelles mauvaises raisons ? Petit rappel. le chlordécone molécule de base d’un insecticide puissant, en particulier pour lutter contre le charançon de la banane, et très toxique a été mis au point dans les années 1950 aux USA sous le nom de Képone puis interdit dans les années 1970 lorsque des employés de l’usine américaine qui fabriquait le produit ont commencé à présenter des troubles neurologiques. La durée de vie dans le sol de ce produit est estimé à plusieurs siècles.
Puisant dans un rapport récent de l’agence nationale de sécurité sanitaire ( Anses) la revue XXI précise quelques éléments peu connus : En 1968 et 1969 l’homologation du Kepone a été refusée à deux reprises par la France pour trop forte toxicité. Trois ans plus tard, sous la présidence Pompidou, la même commission dans laquelle siègeaient selon l’Anses, « des producteurs de pesticides et des représentants agricoles » accorde une autorisation provisoire. Plus tard sous la présidence Giscard d’Estaing les autorisations sont renouvelées alors que plusieurs publications scientifiques classent le produit comme dangereux.
Dans les années 80, Mitterrand est maintenant au pouvoir, le chlordécone revient sous un autre nom le Curlone, il est fabriqué au Bresil, le brevet a été racheté aux Américains et les établissements Laurent de La Garrigue basés en Martinique obtiennent du ministre de l’Agriculture une autorisation de vente. Jusqu’en 1993, d’autorisations, en dérogations ce produit dangereux, nocif pour la santé de l’homme continue à être utilisé dans les plantations bananes.
Lorsqu’il est finalement interdit, c’est dans le silence, rien ne se passe, omerta, jusqu’en 2007. Puis « l’affaire du chlordécone » éclate et n’est pas terminée à ce jour, bien que certains rêvent de la voir enterrée. La revue XXI cite le secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer de l’époque, Christian Estrosi déclarant en 2007 que l’affaire du chlordécone est « un non événement ». L’ancien ministre de l’industrie et de l’emploi a-t-il lu depuis les rapports de l’Anses ?
Une seule raison explique l’inconscience et le cynisme qui ont dominé durant ces années et protégé ce produit utile pour l’industrie de la banane mais dangereux pour l’être humain : la raison économique. C’est ce que dit le rapport de l’Anses : » l’invraisemblable saga du chlordécone a été guidée par des intérêts économiques: le secteur bananier représente 42% de la production agricole de la Martinique et 27 % de celle de la Guadeloupe. » A ce prix quel sens l’intérêt économique a-t-il ?
Cette conclusion fait écho la réponse d’un ancien ministre de l’Agriculture des années incriminées, Jean-Pierre Soisson qui dans un éclair de lucidité ou de repentance à la question: Agiriez-vous de la même manière si c’était à refaire ? a répondu dans un entretien télévisé: » Si c’était à refaire je donnerai la priorité aux arguments de santé publique plutôt qu’à ceux de l’industrie de la banane. »
Des plaintes et des instructions judiciaires sont en cours, mais quand l’affaire du chlordécone passera-t-elle en justice ?
Car au fond qui sont les responsables et qui doit-on poursuivre dans ce genre d’affaires, ceux qui ont fabriqué et utilisé le produit en le sachant dangereux pour la terre; ceux qui ont laissé faire, accordé les dérogations ou bien les deux ?
Une affaire lointaine géographiquement de la Guadeloupe, mais proche sur le fond, liant industrie et santé publique vient d’être jugée en France: celle de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère en Savoie. Un incinérateur diffuse dans l’air de la dioxine dans des quantité dépassant de plus de 700 fois la norme autorisée. L’affaire éclate en 2001, des riverains se plaignent, 7000 têtes de bétails doivent être abattues, les rejets de dioxine auraient provoqué des cancers, une information judiciaire est ouverte pour » homicide involontaire et mise en danger de la vie d’autrui. » Deux préfets sont mis en examen, trois ministres sont entendu comme témoins, le mois dernier pourtant seul l’exploitant est passé devant la justice pour « non respect des normes environnementales ».
L’affaire qui aurait pu déboucher sur un débat de fond sur le thème santé publique et économie, s’est dégonflée en partie sur la base des rapports d’experts qui n’ont pas établi de liens entre cancers et diffusion de la dioxine. L’affaire a été traité en deux jours, au final 200 000 euros d’amende ont été requis contre l’exploitant. Délibéré en mai 2011. Circulez, il n’y a plus rien à voir.
Les associations de riverains qui espéraient un vrai procés ont dénoncé les grands absents, préfet et syndicat intercommunal ; l’avocat des exploitants s’est étonné de voir ses clients seuls à comparaître.
Le nouveau parti écolo Europe Ecologie – Les Verts s’est interrogé à propos de ce procés sur « l’indépendance des expertises dans les cas de plaintes sur les dommage sur la santé » et sur un arrêté de la cour de cassation déclarant que » c’est au plaignant de faire la preuve que le pollueur l’a exposé à un risque vital. » Une régle de droit qui vise à rendre impossible le lien entre pollution et dommage à la santé.
L’affaire de l’incinérateur savoyard n’est donc pas si éloignée de celle du chlordécone martiniquais et guadeloupéen. Si procés du chlordécone il y a un jour, ce qu’on peut espérer, qui verra-t-on devant les juges, ceux qui ont laissé filer en accordant des dérogations ou bien ceux qui ont fabriqué et introduit le produits dans les deux îles, ou bien les deux. Verra-t-on un vrai procés, avec débat de fond ou un procés baclé comme celui de l’incinérateur ? Une certaine crédibilité de la justice en dépend, comment réclamer fermeté et rigueur pour une catégorie de justiciables et indulgence, omission, oubli pour d’autres. Au non de quoi ? Ah oui, d’intérêts économiques supérieurs.
– Revue XXI, numéro 12, 210 pages 17,30 € en Guadeloupe ( 15 € en France hexagonale), vente en librairie, Maison de la Presse,