Les sociétés comme les individus possédent des mémoires qui provisoirement échappent à l’histoire quand elles sont trop lourdes à porter. Ces secrets de familles dont personne ne parle et qui jaillissent un jour. Quand le temps est venu, la mémoire fait irruption. Le travail réalisé par le comité Marche 98 sur les noms et le souvenir des » nouveaux libres » de 1848 est une de ces irruptions. Le sociologue Maurice Halbwachs, mort en 1945 à Buchenwald, peu avant la libération des camps de concentration nazis, a écrit dans ses travaux sur la mémoire collective, qu’un état de choc violent peut provoquer un tel désarroi chez une personne comme dans une société humaine, que son souvenir est enfoui, oublié. C’est ce qui s’est longtemps passé en Guadeloupe et en France pour la mémoire de l’esclavage. Plus l’événement est traumatisant plus il est caché, jusqu’au jour oà¹, la douleur apprivoisée et la maturité acquise , la mémoire fait irruption en rompant le long silence. Ce « long silence » celui qu’habite Aimé Césaire dans son poème « Moi, laminaire » avec ce « vouloir obscur », ces « ancêtres imaginaires » et cette « soif irrémédiable ».
Le livre « Non an nou » publié par le comité Marche du 23 mai 1998 et les éditions Jasor est une irruption mémorielle dans le champ de l’histoire de l’esclavage. C’est un ouvrage collectif qui répertorie les milliers de noms des Guadeloupéens, anciens esclaves et nouveaux libres, inscrits sur les registres d’état civil après l’abolition en 1848: 28 000 patronymes issus des registres de 21 communes de la Guadeloupe. 11 communes ne figurent pas car les registres ont disparu.
L’ouvrage a été présenté en Guadeloupe, quelques jours avant Noà«l à la médiathéque de Port-louis par l’un de ses auteurs et préfaciers Emmanuel Gordien, port-lousien, actuellement médecin à Paris, descendant d’esclave et vice-président du CM98.
« Non an nou » est un beau livre sobre composé de deux préfaces explicatives suivies, sur plus de 300 pages, de colonnes de noms. Marthe Rose, dite commère, nom Lillebonne, matricule 5879, inscrite au Moule ; Felix dit Adolphe, nom Mahon, matricule 2161, inscrit à Port-Louis; Mélanie Santorin, matricule 7133, inscrite au Moule etc.
La plupart de ces patronymes sont portés par des Guadeloupéens d’aujourd’hui qui en parcourant les pages retrouvent si ce n’est un visage, le nom de celui ou celle qui a été le maillon entre eux et la nuit de l’esclavage. Plus qu’un point de départ, c’est le début d’une quête. Le comité Marche 98 réfute en effet l’idée d’une « nouvelle naissance » de ces lignées en 1848 pour défendre plutôt le principe qu’un groupe ou une communauté ne peut se construire dans le déni et la honte de son histoire et celle-ci a commencé en Guadeloupe avant 1848. Marchant avec les nouveaux libres, Emmanuel Gordien et ceux qui ont réalisé le livre, veulent se souvenir de tous ceux qui ont précédés cette date et qui ont eu la force, l’endurance, le courage de survivre à la violence et l’arbitraire de deux siècles de société esclavagiste : » Ils nous ont légué cette force vitale, c’est grâce à eux que nous sommes là aujourd’hui » écrit le préfacier. Hommage aux aïeux donc, réintégrés dans la mémoire collective.
Un nom, un prénom, un matricule donnent vie à une personne qu’on imagine se rendant un matin à la mairie de sa commune pour s’inscrire sur le registre d’état civil interdit quelques temps plus tôt, car seul privilège des libres de l’île. Instant de bonheur ou de douleur ? Un nom, la liberté, toute une vie à construire. Les planteurs ont été indemnisés par « têtes » d’esclaves libérés mais qui a indemnisé les nouveaux libres ? Des sentiments contradictoires ont du traverser ces femmes et ces hommes au seuil de cette nouvelle vie .
Il y a les noms et puis il y a la méthode. Comment en effet donner un état civil à plus de 40 000 personnes, abolir l’esclavage, effacer la « non existence » d’êtres humains ? C’est l’autre intérêt du livre, il résume comment l’administration coloniale après la révolution de 1848, à coups d’arrêtés et de régles a géré la situation.
Après la révolution donc et la proclamation à Paris de la IIe république, un décret du gouvernement provisoire proclame que « nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves. » L’Etat français va se trouver confronté à la loi et l’application de la loi qui ne suit pas toujours.
Le 4 mars 1848 une commission est créee pour » préparer dans les plus bref délais l’acte d’émancipation des personnes maintenues en esclavage. » Gatine, un avocat, membre de la commission d’abolition arrive en Guadeloupe le 5 juin 1848 , la liberté l’a précédé, sous la pression de la population l’abolition a été proclamée le 27 mai. Il reste toutefois un travail considérable à accomplir: nommer les 87 000 anciens esclaves « sans nom » pour qu’ils figurent dans l’état civil et sortent de leur statut de « meubles ».
La population de la Guadeloupe à cette date est composée de 87 752 esclaves et 41 357 libres. Dont 10 000 blancs et un peu plus de 30 000 libres de couleurs.
Depuis 1839 un numéro matricule communal a été attribué aux esclaves par l’administration, c’est ce premier recensement qui a servi en 1848 de base à l’attribution d’un patronyme et d’un état civil. Chaque commune de la Guadeloupe ouvre des registres sur lesquels des officiers d’état civil inscrivent les femmes, les hommes, les enfants, « nouveaux libres » qui se présentent. L’inscription doit durer deux mois, elle se termine en 1862, 14 ans après.
La commission chargée de nommer les « nouveaux libres » a choisi un système de noms variés à l’infini en puisant dans le calendrier grégorien, les personnages de l’histoire ancienne, les noms de fleurs, d’arbres, de pays, de lieux géographiques, de métiers, en inversant parfois les syllabes des mots. En revanche une régle est imposée: « l’interdiction d’utiliser le patronyme d’une famille existante sauf consentement de tous les membres de la famille ». Pas de nom des anciens maîtres pour les nouveaux libres comme ce fut le cas aux Etats-Unis.
Imaginons ces files de nouveaux libres devant les mairies venant chercher un nom, la liberté, une reconnaissance administrative. Des jeunes femmes avec leurs enfants, des vieillards, des hommes m ûrs qui ont réussi à conserver l’intégrité de leur personne, leur dignité après deux siècles d’ esclavage. Arrivés au « guichet » on peut encore les imaginer tombant sur des officiers d’états civils plus ou moins conciliants ou de bonne humeur. Quelques uns ont attribué des noms fantaisistes, voire méprisants, » finalement de façon assez peu fréquente sur le nombre » note Emmanuel Gordien dans sa préface. Certains officiers d’état civil ont accepté de donner leurs noms d’origine à des personnes nées en Afrique, l’ouvrage cite le cas de Louis Koaly, cultivateur, matricule 646, inscrit aux Abymes.
Les noms défilent: Amélie Petit-Pavée inscrite à Anse-Bertrand; Etienne Picquefeu, Baptiste Piedefer au Moule; Adéle Perruche; Henriette Pervenche; Celine Halde inscrite à Sainte-Anne …
28 000 noms.
Alors parle-t-on trop de l’esclavage, du passé, ne ferait-on pas mieux de se préoccuper de l’avenir seulement ? Il est évident que les deux sont liés, les dénis de l’histoire, les oublis voulus ou pas, n’ont jamais fait progresser les sociétés, ni les hommes.
Pour répondre à cette question, Emmanuel Gordien propose dans son exposé une chronologie historique de six dates:
– 1635 le début de la colonisation de la Guadeloupe par la France;
– 1794 première abolition de l’esclavage consécutive à la révolution de 1789
– 1802 le rétablissement de l’esclavage par Napoléon;
– 1848 deuxième abolition à la suite d’une révolution ;
– 1946 la départementalisation;
– 2010, bientôt 2011, jodi la.
Si on tient le compte:
– 375 ans de rattachement de la Guadeloupe à la France
– 311 ans de colonialisme pur et dur de 1635 à 1946
– 213 ans de société esclavagiste de 1635 à 1848
– 64 ans depuis la départementalisation et un traitement en théorie d’égal à égal entre la Guadeloupe et le reste de la France hexagonale.
Au final le temps de la Guadeloupe a été celui de la domination plus que celui de la liberté, moins de soixante et dix ans nous séparent de 1946. L’Histoire continue.
(1) L’irruption mémorielle de nos noms ( du créole guadeloupéen Non an nou )
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340 pages, 50 € édité par le comité Marche du 23 mai 1998 et les éditions Jasor.
– Pour en savoir plus, le site www.cm98.fr