C’est le désespoir de jeunes gens à l’avenir obscurci qui a déclenché le printemps arabe. Cela donne à réfléchir. Une société qui ne s’occupe pas de sa jeunesse ou qui en a peur est malade. Laura Mitchell, sociologue canadienne, spécialiste du Moyen-orient porte un regard sur ces régimes « oppressifs et cleptomanes » qui ont négligé leurs générations montantes. Exemples à ne pas suivre. Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur de fruits et légumes âgé de 26 ans, s’est immolé dans une petite ville en Tunisie après avoir été humilié par les autorités locales. Elles ont confisqué ses biens et ses balances, à savoir les outils les plus simples dont il s’était servi pour gagner sa vie. Dans l’espace de quelques journées, les manifestations se sont étendues jusqu’à la capitale, et en quelques semaines, aux pays voisins.
L’immolation de Mohamed a été l’étincelle qui a enflammé le monde arabe dans son ensemble car son histoire a trouvé écho auprès des gens de la région. Pour beaucoup de personnes, son humiliation et le harcèlement exercé par les représentants de l’autorité locale reflètent le caractère prédateur des Etats dans la région. Comme des parasites, les représentants de la loi ont pris l’habitude de cibler les vendeurs de rue et les petits commerçants qui luttent pour faire vivre leurs familles en situation de pauvreté. Ce genre d’abus typique peut aller jusqu’aux répressions violentes de manifestations.
Pour beaucoup d’observateurs, Mohamed incarnait un jeune homme « typique » de la classe populaire et de sa génération : un homme dont le père, travailleur dans le bâtiment, avait émigré et était décédé lorsque son fils n’avait que trois ans. A l’âge de dix ans, il jonglait déjà entre les petits boulots et l’école, et à 16 ans, il soutenait financièrement sa mère et ses six frères et soeurs en vendant dans la rue des produits maraîchers. Mohamed symbolisait un homme qui depuis son plus jeune âge avait d û lutter, alors que tout était contre lui , afin de gagner sa vie avec son commerce ambulant et de soutenir sa famille sous un régime oppressif et cleptomane. Or c’est exactement ce que la génération de Mohamed ne pouvait plus tolérer.
Des changements révolutionnaires ne se produisent jamais à cause d’un seul facteur. Pourtant, il ne fait pas de doute que l’absence d’opportunités économiques pour une grande partie des jeunes et leurs difficultés à s’établir et devenir des adultes a joué un rôle important dans la combinaison des facteurs ayant mené aux récentes révoltes. Dans le monde arabe, les générations précédentes qui étaient diplômées de l’université trouvaient des emplois stables et bien rémunérés dans le secteur public. Cela constituait une sorte de contrat social entre les gouvernements arabes modernes et la jeunesse. Ces emplois stables ont permis aux jeunes d’avoir leur propre domicile et de commencer leur propre famille – et donc de devenir des adultes aux yeux de leurs parents et de la société. Or, les changements démographiques ainsi que les pressions capitalistes ont rompu ce contrat social.
Même si les taux de fertilité ont baissé de manière importante pendant la dernière décennie dans le monde arabe, il reste un grand nombre de jeunes diplômés sans emplois. De plus en plus de jeunes femmes diplômées de l’université cherchent également un travail et la combinaison de tous ces facteurs a mené à des taux de chômage élevés chez les jeunes. En même temps, les pressions croissantes en faveur du néolibéralisme pour un désengagement de l’Etat ont mené à un gel du financement dans le secteur public, et a entraîné une concurrence acharnée pour les quelques postes disponibles.
Aujourd’hui, le manque d’emplois permettant de bien gagner sa vie, ainsi que l’absence de croissance économique dans la région, créent une situation o๠les jeunes mettent de plus en plus de temps à s’établir. Pour ceux qui sont issus de familles modestes, ceux qui, comme Mohamed Bouazizi, n’ont pas de contacts, ni de pistons pour trouver un emploi dans le secteur public ou privé, sont souvent poussés à travailler dans l’économie informelle comme vendeurs de rue sans protection sociale, ni retraite, ni aucune assurance. Travailler dans l’économie informelle implique aussi une grande vulnérabilité aux abus policiers et à la corruption des représentants de l’autorité publique.
Sans un emploi décent, il est difficile d’épargner de l’argent pour un logement, un mariage, les frais de scolarité et/ou pour commencer sa propre famille. Or dans la plupart de ces sociétés, c’est un impératif social, une mesure de sa valeur sociale. Mais les normes sociales s’ajustent lentement aux réalités économiques qui sont surtout difficiles pour les jeunes gens.
Beaucoup de jeunes âgés de 25 à 35 ans continuent à soutenir financièrement des parents malades ou âgés, ainsi que des soeurs et frères plus jeunes , ce qui les empêche d’épargner un pécule suffisant pour établir leur propre famille et avoir un foyer. Par exemple, il existe en Egypte depuis les dernières décennies tout un groupe de jeunes gens qui ne peuvent tout simplement pas se marier et avoir leurs propres enfants et familles, n’ayant pas les ressources nécessaires.
Les familles qui en ont les moyens ont l’habitude d’aider financièrement leurs enfants dans cette transition en couvrant les frais de scolarité, de mariage ou l’achat d’un logement. Pourtant, on peut remarquer des signes inquiétants que beaucoup de familles se retrouvent désormais incapables d’assumer ces dépenses. Lors d’une conférence internationale récente, une anthropologue renommée spécialiste des familles arabes, Suad Joseph, a déclaré que les familles au Moyen-Orient sont sur le point d’encourager et même de pousser leurs enfants adultes à partir en Europe ou en Amérique du Nord, ne voyant plus d’opportunités pour leurs enfants dans la région.
Une fois les manifestations calmées et les régimes tombés, reformés ou bien démocratisés, un indice clé du succès de ceux qui auront le pouvoir sera leur engagement et leurs efforts pour s’occuper en priorité des jeunes et des familles. Si les nouveaux responsables politiques échouent à répondre aux demandes des jeunes, ces derniers risquent de choisir l’émigration et le co ût de ces départs se feront sentir.
– NDRL: L’article de Laura Mitchell est paru également sur le site canadien du Journal des Alternatives. Laura Mitchell est sociologue, elle a travaillé en Palestine, en Syrie, elle parle couramment l’arabe. Elle a également réalisé une étude à Haïti sur les enfants qui se déplacent des zones rurales pour aller travailler dans la zone frontalière avec la République dominicaine.
(1) Le Fafo institute est un institut de recherche norvégien issu du monde syndical. Son domaine de recherche est l’étude des conditions de vie des personnes vulnérables.