Le sucre évoque, au choix, la douceur des îles, champ de cannes, ti punch et sik a coco ; il est aussi fatalement lié à l’histoire de la Caraïbe et des sociétés esclavagistes qui en ont bouleversé le cours, le co ût humain a été élevé pour que l’Europe adoucisse son café. Et voilà qu’en ce début de XXIe siècle le sucre est désigné comme problème de santé publique.
Sucre amer. Ces deux mots ont déjà servi à plusieurs livres et films.
En 1963 Yann Le Masson choisit ce titre pour le documentaire qu’il consacre aux élections législatives à La Réunion. Michel Debré a été élu avec 85% des voix. Le réalisateur montre comment le processus électoral a été faussé. Ce film à la fois tragique et tragi-comique a été longtemps interdit de diffusion.
En 1990 un livre sur les 15 000 Haïtiens loués par le régime Duvalier à l’industrie sucrière de la République Dominicaine voisine pour couper la canne porte ce même titre : » Sucre amer « . Maurice Lemoine décrit ce travail forcé au XXem siècle, assez proche des conditions de l’esclavage.
En 2002 le réalisateur guadeloupéen Christian Lara sort un film portant le même titre » Sucre Amer « . Il retrace le procès de Ignace, un ancien esclave affranchi, devenu charpentier puis commandant dans l’armée française pendant la révolution de 1789, avant de se retourner contre la France lorsque les armées de Napoléon sont venues en Guadeloupe rétablir l’esclavage.
Le dernier en date qui concerne particulièrement les Antilles françaises, vient de André Atallah, cardiologue à Basse-Terre en Guadeloupe. Le médecin fait un double constat : d’une part les phénomènes de surpoids et d’obésité sont quantitativement plus nombreux dans les départements et collectivités d’outre-mer que dans l’hexagone ; d’autre part la quantité de glucides contenus dans les produits laitiers et dans les boissons sucrées consommés outre-mer, dépasse les normes autorisées sur le territoire de la France hexagonale. Si on ne peut pas à ce jour lier scientifiquement les deux phénomènes, on est en droit de se poser des questions, et demander, comme l’a fait le médecin qui est par ailleurs conseiller régional et membre du parti socialiste, que la quantité de sucre contenue dans les produits vendus dans les DOM ne soit pas supérieure à celle des produits vendus dans les supermarchés de la région parisienne ou d’ailleurs. Et cela non pas dans un souci d’alignement aveugle sur des normes européennes mais dans un souci de santé publique.
C’est ainsi que le président du conseil régional Victorin Lurel a déposé un projet de loi qui imposerait » qu’un produit alimentaire de consommation courante vendu outre-mer ne pourrait contenir davantage de sucre que le même produit de la même marque vendu en France hexagonale « . Outre cet ajout au code de la santé publique, le projet de loi demande qu’un arrêté du ministère de la santé fixe la teneur maximale en sucres des boissons non alcoolisées et des produits laitiers vendus dans les départements et les territoires dits d’outre-mer.
Voilà le sujet posé. Et on ne peut pas écrire, comme l’a fait un peu rapidement un quotidien local en Guadeloupe qu’il s’agit d’un projet de loi antisucre. Si problème de santé publique il y a, il vaut mieux l’affronter que regarder ailleurs ou faire semblant de ne rien voir.
De la même façon on ne peut pas occulter le contexte particulier de la Guadeloupe et de la Martinique, pays de canne et de sucre. Est-ce qu’il y a eu des autorisations particulières pour qu’un pot de yaourt Yoplait nature sans sucre contienne 8,4g de glucides en Guadeloupe alors qu’il n’en contient que 3,7g pour le même pot acheté dans l’hexagone ? (1) Apparemment non. Alors pourquoi ?
Dans son édition du 24 juin le quotidien Le Monde, cite Victorin Lurel : » les industriels interrogés se contentent de répondre que les jeunes d’outre-mer préfèrent les produits plus sucrés et que s’ils devaient baisser la teneur en sucre de leurs produits, ce sont les concurrents qui en bénéficieraient. » Le quotidien cite également Magali Fanfare-Morin, nutritionniste et président de l’association Nutricréole Martinique : » Lorsque nous discutons avec les responsables de l’agroalimentaire, ils expliquent que leurs ventes baisseraient s’ils diminuaient la teneur en sucre de leurs produits. Mais ce n’est pas inéluctable. » Et le médecin évoque un partenariat engagé avec la société Royal pour produire des purées de fruits sans sucre ajouté. »
A ce stade de la réflexion, on connait les consommateurs – les habitants de » l’outre-mer » – ; on connait les interrogations et les inquiétudes de quelques médecins et de quelques politiques, mais qui sont les producteurs de ces yaourts sur-sucrés ?
Comme l’écrit encore le journal Le Monde et comme nous le savons ici : » Aux Antilles-Guyane, les industriels de l’agroalimentaire ne sont pas très nombreux et généralement ce sont les mêmes que l’on retrouve dans les trois départements. C’est le cas du groupe Alain Huygues-Despointes qui compte huit entreprises réparties entre la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane. Tous les Floup, et autres Paradis, Yoplait, Caresse Antillaise, Royal soda, Ordinaire, Miko etc. sont fabriqués dans l’une ou l’autre de ces sociétés.
» Les yaourts produits par ce groupe représenteraient plus de 60 % du marché en Martinique » indique le quotidien. Ce sont ces produits qui occupent des linéaires entiers dans les supermarchés des deux îles et dont se nourrissent particulièrement les jeunes.
Ces jeunes seraient-ils addicts à ces aliments plus que d’autres ailleurs dans le monde : » C’est totalement faux « , répond Eric Bellmare, président de l’association force ouvrière consommateur » là encore, nous sommes victimes de clichés au détriment de la santé de la population. » » Il n’y a rien de génétique « , a commenté pour sa part Victorin Lurel, » c’est quelque chose qui nous est imposé dès notre plus jeune âge. » Une sorte d’accoutumance au sucre en somme.
Peut-on oublier que la Martinique et la Guadeloupe sont producteurs de sucre. S’en prendre au sucre, c’est s’en prendre d’une certaine manière à la culture locale. L’usine du Galion en Martinique, constituée en société d’économie mixte dans laquelle siègent les collectivités absorbe pas loin de la moitié de la production de canne de l’île. L’usine qui appartient au patrimoine martiniquais est un élément essentiel de la filière canne, on estime que le tiers des 3900 emplois de cette filière repose sur elle. Elle produit du sucre, du rhum et une partie de sa production va vers l’agroalimentaire. Encore une fois un dilemme va se poser : faut-il favoriser l’économie, le chiffre d’affaire, voire les emplois ou bien les préoccupations de santé publique et les précautions qui vont avec ? Ce dilemme, dans un autre contexte, en rappelle un autre, celui du chlordécone et de la banane, pour lequel les préoccupations économiques ont longtemps prévalu au détriment de la sécurité sanitaire et de la santé de la population, avec les conséquences que l’on connait. On peut bien s ûr dépasser ce dilemme en commercialisant des produits, jus de fruits, yaourts, bananes ou autres qui mettraient dans la durée, la santé des consommateurs, la transparence de la production au moins au même niveau que les objectifs de rentabilité.
(1) Cet différence induit pour un enfant, selon le Dr Atallah, une consommation de 16 kilocalories par jour de plus qu’un enfant consommant le même yaourt dans l’hexagone, soit une prise de poids supplémentaire de 0,5 à 1kg par an.