Nous publions des extraits d’un article de Enrique Klaus (1) qui analyse l’impact de la presse institutionnelle, de la presse indépendante et des réseaux sociaux, comme Facebook, dans la révolution égyptienne. Une fois passé l’effet déclencheur, il faut mettre des mots sur les événements et leur donner du sens. Dans une démocratie, ce rôle incombe à la presse.
On peut dire que Facebook a aidé au déclenchement de la révolution égyptienne, que la presse indépendante a adhéré au mouvement et l’a mis en scéne, tandis que la presse nationale institutionnelle liée au pouvoir l’a occultée, jusqu’au moment ou elle a été contrainte par la force des événements d’en faire de gros titres.
Nombreuses ont été les analyses louangeuses du rôle joué par les réseaux socio-numériques dans le cycle de mouvements contestataires ayant conduit au départ de Hosni Moubarak, le 11 février 2011. L’appel à manifester des 25 et 28 janvier 2011 est en effet parti de deux groupes Facebook, celui des Jeunes du 6 Avril et « Nous sommes tous Khaled Saïd » (du nom d ??une victime de la brutalité policière). Leur appel a permis de porter à la connaissance des utilisateurs de ce réseau socio-numérique l’organisation de cet évènement, et il leur a également offert une estimation prospective du nombre de participants (80 000 au 24 janvier). Il a aussi donné à ceux-ci la possibilité d ‘inviter les membres de leur réseau de contacts sur Facebook à y prendre part, participant ainsi du gonflement idiosyncratique de la mobilisation en ligne. A cet égard, Facebook a pu fonctionner comme l ‘antichambre de la première phase de mobilisation de ce cycle contestataire. Une recension de tweets montre également comment le micro-blogging de Twitter a été mis à contribution de manière très pragmatique pour une mobilisation plus efficace]. Toutefois, même lorsqu’Internet et le réseau 3G n’étaient plus accessibles en Egypte (du 27 janvier au 2 février), le mouvement ne s’est pas essoufflé. Il a au contraire pris de l’ampleur, porté par sa propre dynamique. Force est donc de constater que les réseaux socio-numériques ont joué dans les évènements qui ont mis un terme au règne de Hosni Moubarak un rôle important, notamment dans l’ organisation des deux premières manifestations, mais non décisif.
Parler d’une « révolution Facebook » revient en fait à ignorer le rôle prépondérant des hommes dans l’ accomplissement de cet évènement : les manifestants qui ont maintenu la mobilisation sur la Place Tahrir l’ont fait au péril de leur vie . Cette interprétation participe également d’ une vision cloisonnée de l’espace public égyptien, en faisant l ‘impasse sur le rôle important des médias traditionnels dans la mobilisation. Ainsi, la veille du rendez-vous fixé par les groupes Facebook susmentionnés, les talk-shows politiques les plus populaires d’Egypte ont reçu sur leur plateau des représentants des mouvements de contestation appelant à la mobilisation. C ‘est le cas notamment de al- shira masâ ‘an (Dix heures du soir) animé par la star du petit écran Mona al-Shadhlî, qui a invité Wâ’îl Ghonîm, l ‘un des animateurs, avant sa détention, de la page « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Ces programmes se sont donc faits l’écho de l’appel à manifester et ont permis de démultiplier son audience, en touchant la grande majorité des Egyptiens qui n ‘ont pas accès (ou ont un accès limité) à Internet et aux réseaux socio-numériques.
Troisième oublié des analyses d ‘une « révolution 2.0 », le rôle d ‘animation de la presse écrite au cours du mouvement. Selon Fathy Abou Hatab, manager des communautés en ligne du journal al-Misrî al-yawm, il y aurait eu pendant la « Révolution » un demi-million de nouveaux lecteurs entrés d’un seul coup sur le marché. Outre la coupure d’Internet, Abou Hatab explique ceci de la manière suivante : « En cette période trouble, il y avait une volonté de suivre les évènements. Les gens étaient particulièrement intéressés par [la page] « opinions », car ils ne voulaient pas suivre uniquement ce que diffusait la télévision ; ils voulaient également lire des écrivains et voir quelle était leur opinion, et l’avis de la presse, quant à la direction que prenait le pays. »
Le mouvement de contestation qui prenait forme dans la rue s’est ainsi doublé d ‘une guerre médiatique sur différents fronts. De manière habituelle pour le milieu journalistique égyptien, le combat s’est prolongé dans les colonnes de la presse et a donné lieu à une bataille rangée entre les différents types de publication animant l’offre journalistique. Il est intéressant à cet égard de comparer les titres de la presse nationale à ceux de la presse « indépendante » pour rendre compte du hiatus qui existe au sein du « champ » journalistique, particulièrement flagrant au moment des évènements de janvier-février 2011.
Au début du mouvement, les publications de la presse nationale se sont ingéniées à ignorer ce qui se passait dans les rues d’Egypte. Comme le relevait un utilisateur de Twitter, le 29 janvier, « Les médias d’Etat ne montrent rien de ce qui se passe et tentent de le minimiser, c’est pourtant vraiment énorme ! » . En effet, les trois premiers jours de la mobilisation, la une des journaux de la presse nationale est consacrée à de tout autres évènements : les rebondissements dans l’enquête sur l’attentat contre l ‘ église d’Alexandrie (al-Ahrâm, 25 janvier), un discours à visée sociale de H. Moubarak (al-Jumuh ûriyya, 25 janvier), ou encore les manifestations des pro-Hariri au Liban (al-Ahrâm, 26 janvier). Lorsque la presse nationale fait mention des évènements en Egypte, c’est uniquement pour souligner que « les manifestants perturbent la circulation » (al-Jumuh ûriyya, 26 janvier), ou pour s’alarmer de ce que l’on compte parmi eux des membres de « l ‘interdite », en référence à la Confrérie des Frères musulmans (idem.) , épousant en cela la stratégie du régime qui tentait de rendre celle-ci responsable des évènements, pour pouvoir réprimer sans risque de remontrance de la part du protecteur américain.
La presse « indépendante » a, elle, maintenu son cap pendant toute la durée de la « Révolution ». Sur les dix-huit jours de contestation, ses journaux consacrent l’intégralité de leur maquette à la couverture des évènements en Egypte. A la différence de la presse nationale, ils titrent très tôt titré l’évènement, sans jamais cacher leur adhésion au mouvement. Ils contribuent aussi à faire de la Place Tahrîr l’épicentre de la contestation. Dès le 26 janvier, al-Misrî al-yawm publie une photographie de la foule sur la Place Tahrîr, en titrant sobrement « Avertissement », comme si le journal se posait en porte-voix des contestataires, cependant qu’al-Shur ûq évoque, non sans lyrisme, « Un volcan de colère envahi[ssant] les rues du Caire et explos[ant] sur la Place Tahrir » (26 janvier).
La presse indépendante a aussi cherché à accompagner le mouvement dans ses différentes phases. Elle l’encourage en lui imprimant un rythme, comme lorsque al-Shur ûq annonce, après cinq jours de mobilisation : « Le peuple avance et Moubarak commence à reculer » (30 janvier). Elle tient aussi la comptabilité des manifestations de grande ampleur : « Violence aveugle et rudesse sécuritaire excessive pour le deuxième des jours de la colère » (27 janvier) ; « La quatrième manifestation du « million » transforme l’Egypte en Place Tahrir » (9 février). L’adhésion au mouvement apparait de manière particulièrement transparente lorsque ces journaux reprennent les slogans que l’on pouvait alors entendre dans les rues du Caire : « L’Egypte en colère » (25 janvier) ; « Le peuple veut le changement » (28 janvier) ; « La religion pour Dieu et la Place pour tous » (7 février).
Au lendemain du départ de H. Moubarak, dans un rare moment de communauté de vue entre les différentes composantes de la presse égyptienne, tous les journaux célèbrent le changement. Contre toute attente, al-Ahrâm ( proche du pouvoir) n’est pas en reste et reformule le principal slogan de la Place Tahrir, en titrant : « Le peuple a fait chuter le régime » (12 février).
Pendant les deux mois qui suivent ce moment historique, le quotidien publie chaque jour un cahier-supplément relatant des soft news (informations anecdotiques) sur la Place Tahrîr, rejoignant ainsi un effort collectif de documentation de la « Révolution ». Toutefois, ce changement éditorial notable dans les colonnes de la presse nationale n’est que de courte durée. Découvrant un lectorat conservateur aspirant à la stabilité, les publications de la presse nationale ont vite retrouvé leurs habitudes de porte-voix du gouvernement et « élément nouveau » de l’armée, qui préside depuis lors aux destinées de l’Egypte.
Le rôle non négligeable joué par la presse « indépendante » et, sur le tard, la presse nationale lors des évènements qui ont conduit au départ de H. Moubarak, pourrait conduire à surévaluer le rôle démocratique de cette profession en Egypte. Ce serait faire l’impasse sur le rôle plus considérable des activistes et des simples citoyens qui ont investi Tahrir, et sur celui des réseaux socio-numériques qui ont servi à organiser la mobilisation. L’héritage de trois décennies de contrôle a été particulièrement lourd.
D’organe exclusif de propagande de l’Etat sous Nasser, la presse devient sous Sadate puis Moubarak le lieu d’un compromis qui permet au régime de tempérer les revendications de l’opposition. Pendant trois décennies, si la presse est tolérée, c’est qu’elle est considérée comme un espace public au rabais et un ersatz de la confrontation partisane institutionnelle.
Evaluer le rôle de la presse dans la démocratisation en Egypte supposerait d’ailleurs que les événements de janvier 2011 aient lancé une véritable transition démocratique. Or, si transition il y a, c’est moins par l’avènement du Conseil supérieur des forces armées (CSFA) qui dit vouloir l’assurer, ainsi que d’un gouvernement dit « intérimaire », qu’en raison de la chute d’un président qui aura régné sur l’Egypte plus longtemps que tout autre président depuis 1952. Pour le reste, rien ne permet de dire quelle direction cette « transition » va prendre.
Pour s’en tenir au seul domaine de la presse et des médias, plusieurs affaires ont émaillé la période de transition du CSFA (qui devait initialement durer six mois). En avril 2011, le bloggeur Mikael Nabil a écopé de 3 ans de prison pour avoir critiqué le rôle de l’armée depuis la chute de Moubarak. Deux mois plus tard, le rédacteur en chef et une journaliste du journal « indépendant » al-Fajr (L’Aube) ont été poursuivis pour avoir réclamé publiquement la fin des tribunaux militaires. Ils ont été relaxés depuis, mais leur détention a envoyé un signal fort au milieu journalistique. Plus récemment, au mois d’ao ût 2011, une utilisatrice de Twitter a été poursuivie pour « insulte à l’institution militaire »avant d’être graciée par le Maréchal Tantawi, qui supervise le CSFA .
Dans ces conditions, après la « Révolution » et le coup d’Etat de l’armée contre Moubarak, la continuité prime sur le changement. Le régime politique égyptien conserve toutes les caractéristiques d’un régime autoritaire, lequel est « symptomatique de restrictions quant aux implications procédurales d’expression et de régulation d’une réalité pluraliste » . L’adage du bloggeur 3arabawy sur son compte Twitter reste d’actualité : « Dans les dictatures, le journalisme indépendant devient par défaut une forme d’a ctivisme ; la divulgation d’information est essentiellement un acte d’agitation ».
(1) Enrique Klaus : enseignant en sciences-politiques à l’université de Rabat au Maroc, et chercheur au Centre Jacques-Berques. A participé à l’ouvrage » La presse à l’épreuve des webblog, l’Egypte au présent, inventaire d’une société avant révolution » publié en 2011 aux éditions Actes Sud.
Pour lire l’intégralité de l’article sur le site la vie des idées et notamment l’historique de la presse en Egypte de Nasser à Moubarak:
Enrique Klaus, « Les journalistes face aux révolutions. Histoire de la presse égyptienne »
http://www.laviedesidees.fr/Les-journalistes-f