Avec « L’Ordre et la Morale » le cinéma revient sur un épisode peu glorieux de l’histoire contemporaine de la France (1). Le contexte calédonien, une longue histoire coloniale, un coup d’éclat des Kanaks qui se sentent menacés dans leur identité et un bain de sang qui aurait pu être évité. C’est le sujet du film.
« Personne ne nous avait raconté cette histoire » dit Iabe Lapacas,le jeune Kanak qui joue le rôle de Alphonse Dianou dans le film de Mathieu Kassovitz, « L’Ordre et la Morale ».
Iabe est parent de ce chef indépendantiste tué à Ouvéa en 1988 lors de l’assaut des militaires contre les preneurs d’otages. Avant d’accepter le rôle le jeune homme a du obtenir l’accord de toute sa famille, la décision n’appartenait pas à lui seul, mais à tout le groupe. Le réalisateur tenait à ce qu’un Kanak joue ce rôle.
Depuis 1988 tant du côté de l’Etat français que du côté kanak, à peu d’exception près, une chape de silence recouvre les événements d’Ouvéa. 25 personnes ont été tuées: 19 Kanaks, 4 gendarmes et 2 militaires français lors de l’assaut final.
Il a fallu dix ans à Mathieu Kassovitz pour faire ce film, beaucoup de ténacité et de courage pour s’attaquer à un sujet complexe et douloureux, dont toutes les plaies ne sont pas refermées. Sous la pression d’une minorité kanak, le film n’a pas pu être tourné en Nouvelle Calédonie mais en Polynésie ; le film sorti à Paris le 14 novembre, ne sera pas diffusé dans les salles commerciales de Nouméa, l’exploitant craignant des incidents. Il est programmé le 12 décembre 2011 au centre Jean-Marie Djibaou, puis dans les médiathéques et les salles municipales.
Ouvéa, avril 1988. A la veille des élections présidentielles qui opposent François Mitterrand et son premier ministre Jacques Chirac, des indépendantistes kanaks attaquent la gendarmerie d’Ouvea et comptent l’occuper jusqu’au deuxième tour des élections. L’attaque tourne mal, quatre gendarmes sont tués, l’affaire d’Ouvéa commence. Avril 1988 marque de sang la face sombre de l’histoire postcoloniale française comme d’autres dates: octobre 1961 à Paris, Mai 1967 en Guadeloupe.
L’affaire d’Ouvea se termine deux semaines plus tard avec la mort des 19 preneurs d’otages et de deux militaires lors de l’assaut. Le parti pris du film est de montrer que l’issue aurait pu être différente si les préoccupations humaines l’avaient emporté sur les préoccupations politiques.
Mathieu Kassovitz s’est visiblement passionné pour cette histoire. Ordre et morale. De quel ordre et de quelle morale s’agit-il ? Est-ce l’ordre français qui s’oppose et s’impose à la morale et l’éthique kanak ? Ou bien est-ce l’ordre et la logique politique qui s’opposent et trahissent la morale républicaine au sein même de l’Etat français ?
Le fil conducteur du réalisateur, parti pris évidemment discutable, est le capitaine Legorgu (2), un officier du GIGN qui a étudié la théologie et qui a cru que l’action militaire pouvait se mettre au service de la morale. Un homme de conviction. Croyant véritablement à sa mission Legorgu négocie avec les preneurs d’otages jusqu’à nouer avec Alphonse Dianou une forme de fraternité complice. Les deux hommes agissent dans des camps opposés mais partagent des valeurs comme le dialogue, le respect, la justice. Le gendarme est convaincu d’aboutir à une solution négociée, d’éviter de nouveaux morts, au point qu’il donne sa parole aux Kanaks. Sa hiérarchie ne laisse pas au gendarme, le temps d’honorer la parole donnée. Legorgu est forcé de trahir ceux dont il avait gagné la confiance. Dans la coutume kanak, la parole donnée revient à un accord tacite, quasi sacré, que Legorgu, dans ses contradictions n’a pas respecté. L’assaut a finalement lieu avec ses morts et ses exactions. Des Kanaks auraient été exécutés après la fin du combat, Michel Rocard, devenu premier ministre après les élections présidentielles de 1988, a admis la réalité de ces exactions, vingt ans plus tard.
Kassovitz fait de Legorgu un sorte de personnage shakespearien impuissant face au cynisme politique et à ce qu’on appelle un peu vite la « raison d’Etat ». « L’ordre et la morale » raconte une histoire d’hommes, deux formes d’ idéalismes égarés dans le monde réel du mensonge, de la trahison et des calculs électoraux.
L’ordre et la morale reste une fiction. Ce n’est pas un film politique. Les personnages sont forts, les paysages polynésiens ressemblent à ceux d’Ouvea, le décor tropical est planté pour que le drame se joue. Plutôt bien planté.
Mais les deux heures du film ne suffisent pas à tout dire.
Le contexte. Le drame d’Ouvéa n’est pas arrivé tout seul, comme sur un coup de tête des Kanaks et des gendarmes. La Nouvelle Calédonie est une colonie de peuplement. Sur leurs terres ancestrales, les Kanaks sont marginalisés, les revendications identitaires sont à la fois très anciennes et très réprimées. Les années 1980 ont été tendues en Nouvelle Calédonie. Il y a eu des tensions, des morts, des exactions, une embuscade au cours de laquelle dix indépendandistes ont été tués et un procés au cours duquels les auteurs de l’embuscade ont été acquittés.
Il y a eu le réferendum Pons en 1987. Avec 59% de participation, 98% des votants ont choisi le maintien de la Nouvelle Calédonie dans le cadre de la France. Pour voter il fallait être résident depuis trois ans. Les indépendantistes, trouvant ce délai insuffisant, ont boycotté le réferendum. Pour les Kanaks le « statut Pons » qui se dessinait, aurait marqué la fin de leur identité. La prise d’otages de 1988 à la veille des présidentielles avait pour objectif d’alerter l’opinion nationale et internationale sur cette situation. D’autres actions du même type devaient avoir lieu dans d’autres îles, à Lifou, Mare mais ont été annulées, pour dit-on, des » raisons coutumières ». Un groupe de gendarmes pris en otage a été relaché au bout de trois jours, tandis que ceux d’Ouvéa ont été retenus. Le contexte est épineux. Même du côté kanak et sur le rôle du FLNKS, des zones d’ombre existent.
Ouvéa, plaie dans l’histoire postcoloniale de la France, elle l’est aussi dans l’univers kanak. Un an après le drame, le leader indépendantiste Jean-Marie Djibaou est assassiné par un kanak qui s’est estimé trahi par les accords de Matignon. Du drame d’Ouvea sont sortis en effet ces accords qui doivent conduire à un réferendum d’autodétermination entre 2014 et 2018.
Quelques semaines seulement après les actions militaires d’Ouvea dans le cadre des accords mené par Michel Rocard, Jean-Marie Djibaou, l’indépendantiste a rencontré Jacques Lafleur le leader local de la droite anti-indépendantiste. Par ces accords, un processus de conciliation et d’évolution statutaire a été lancé, toujours en cours en 2011.
Dans les accords de Matignon figure l’amnistie de tous les faits commis durant le drame d’Ouvéa. Pas de coupables, pas de responsables. Les politiques pour des raisons stratégiques, en quête de compromis usent de l’amnistie, mot qui a la même racine qu’amnésie. La mémoire collective a pourtant besoin de savoir pour se construire. On construit mal sur le déni ou le silence. Le film de Kassovitz est une fiction historique qui peut aider à comprendre.
Quant au capitaine Legorgu, lâché par sa hiérarchie et l’institution militaire, il n’est plus dans la gendarmerie depuis longtemps.
(1) Le film est programmé le 12 et 13 décembre 2011 au cinéma Rex à Pointe-à -Pitre en Guadeloupe, le 12 accompagné d’un débat organisé par le site d’information Caribcreole News.
(2) Auteur d’un livre sur l’affaire d’Ouvéa qui a servi de base de travail à l’écriture du scénario. Par ailleurs un long travail un long travail d’échange et de dialogue a été réalisé avec les communautés kanaks pour aboutir à ce résultat. Plus de vingt versions différentes ont été écrites avant d’arriver à la version finale