A force de tout consommer nous finirons par consommer et digérer la vision que nous avons de nous-mêmes. La pensée se disloque, nos cerveaux sont disponibles non plus pour penser, mais pour consommer. Les sujets qui nécessitent la réflexion disparaissent du champ des priorités. Alerte!
Actuellement, il est une désespérance foncière qui consiste à déplorer la perte d’intérêts toujours croissante de l’opinion publique pour les choses de la pensée, de la réflexion, le débat contradictoire, la confrontation rhétorique, le commentaire avisé.
Ce manque d’intérêt nous paraît réel et sa constatation justifiée. Toutefois il nous paraît d’autant plus préoccupant qu’il semble toucher particulièrement la jeunesse et bien que présent dans toutes les strates de la société, il est particulièrement pernicieux dans ses couches les plus modestes. Ainsi l’ironie de l’histoire veut que ceux-là même qui ont probablement le plus besoin d’exposer leurs problèmes, d’articuler des propositions, mettre en place les solutions, sont les mêmes à disposer en moins grande qualité des ressources capables de réflexions et d’actions inhérentes à leur condition.
Dans la suite de notre propos, nous ferons l’hypothèse (forte, nous n’en disconvenons pas) de dire que certaines personnes sont plus que d’autres endommagés dans leurs capacités de réflexion et nous en proposerons une constatation au travers d’une étude menée par un universitaire espagnol et nous rebondirons sur cette étude pour tenter d’extrapoler une généralisation du constat à l’ensemble de la société.
En 2007, Jesus Bermejo-Berros publie un ouvrage intitulé les » Enfants de la Télévision « . Dans cet ouvrage, il décrit notamment une expérimentation scientifique qu’il a mené sur 246 enfants pendant 4 semaines. Dans cette expérience il décompose les 246 enfants en 12 groupes et soumet chaque groupe à différents épisodes de deux séries pour enfants : DragonBall Z et David le Gnome.
– DragonBall Z a été choisi car il s’agit d’une émission ou sans cesse l’attention des enfants est attiré par des bruits, des flash lumineux, des effets spéciaux qui finissent par primer sur le scénario. Ce type d’émission est dit à structure horizontale et elles ont un effet dénarativisant (en gros, à l’issue du visionnage de ce type d’émissions les enfant ne savent pas raconter ce qu’ils y ont vu).
– David le Gnome a été choisi car il s’agit d’une série o๠il a un scénario bien organisé, structuré ou le fond prime très largement sur la forme. Ce type d’émission est dit à structure verticale et les enfants qui voient les épisodes parviennent sans problème à les raconter.
Nous livrons ci-dessous un extrait de l’ouvrage afin de mieux comprendre les tenants et aboutissants de l’étude menée .
» Une deuxième conséquence des recherches que nous avons présentées ici est que les récits du type David le Gnome contribuent à construire une pensée verticale, o๠nous trouvons les idées organisées selon de solides hiérarchies qui permettent de faire des inférences et des déductions, de raisonner de manière causale et d’établir des liens spatio-temporels entre les faits et entre les personnages et leurs motivations. La pensée verticale est capable de synthétiser, décrire, comparer, ajouter, déduire et induire établir des unités hiérarchisées dans des structures d’ensemble etc. S’approprier des textes narrativisant bien assimilés aux structures de la connaissance (story schémas), c’est construire mieux la pensée narrative qui s’alimente de ces schémas et construire ainsi une grammaire de l’histoire pour la vie située dans le réel. En revanche, lorsque l’enfant est exposé à des textes dénarrativisants, sa pensée a un fonctionnement différent. Etant donné qu’il n’a pas compris que les relations internes entre les éléments de l’intrigue du récit qu’il a vu à la télévision et qu’il ne sait pas non plus situer dans le temps et l’espace les faits qui surviennent, ni leurs causes, il s’habitue à penser » horizontalement « . Cela veut dire qu’il se limite à un raisonnement par contiguïté et par analogie et lorsque les enfants ne comprennent pas la structure verticale du récit, ils finissent par apporter une plus grande importance au traits formels qui ont une saillance perceptive, même si ils ne sont pas importants pour cette intrigue. Ils se situent dans un monde de sensations et d’émotions pures sans articulations avec la connaissance que transmet l’intrigue. Leur pensée avec une telle influence finit par s’alimenter uniquement de ce qui est immédiat, rapide. Les enfants finissent ainsi par rejeter tout ce qui requiert des connaissances distales, comme celles dont a besoin la pensée verticale, des articulations qui demandent du temps et un peu de patience. Ils construisent ainsi un monde de pensée de l’immédiateté, dépendant de la perception et de l’émotion pures, qui leur servira de peu, par exemple, dans de nombreuses tâches scolaires qui requièrent précisément de dépasser la perception et d’utiliser la pensée verticale. » (Extrait de » Génération télévision: pensée verticale et pensée horizontale » Jesus Bermejo Berros)
Ainsi, cet ouvrage de près de 400 pages est un document de recherche et le chapitre qui vient d’être cité est une des clefs de vo ûtes de l’étude . En résumé on y apprend que la télévision disloque la pensée du jeune public notamment lors de la visualisation de films, de séries, d’histoires qui ont une structure horizontale. Il y est constaté aussi que ce type d’émissions est de plus en plus présent , une fois que les enfants prennent l’habitude de raisonner de façon horizontale, ils perdent la capacité de raisonner de façon verticale et organisée ce qui est précisément demandé à l’école.
Ainsi est-on conduit à constater que ce type de série devient une véritable plaie sociétale lorsque on réalise que les jeunes enfants exposés à ces émissions constituent une fraction de plus en plus importante de la société et que, les jeunes enfants grandissant, deviennent des adultes, produisent de l’information, en consomment, organisent la société, pensent la société dans sa dimension horizontale, transmettent cette vision à leurs enfants qui à leur tour feront comme leurs parents. Ce qui au bout du compte finit par produire une société incapable de penser son avenir, son passé, son identité, son existence. Seulement capable de décrire ce qu’elle y voit au cours du moment présent, composée uniquement de faits divers, qui par essence ont une saillance horizontale, égarée dans son à venir.
Bien que l’ouvrage de J. BERMEJO-BERROS porte sur des séries télévisées pour enfants, nous souhaitons disposer ici l’hypothèse que tout le traitement de la connaissance par le biais de l’information télévisuelle subit cette horizontalisation de la pensée, disloquant de par ce fait la perception que la société a d’elle-même.
Nous insistons sur le fait que la phrase de Jesus Bermejo-Berros est tout aussi valable lorsqu’il s’agit de décrire le comportement du téléspectateur.
« Cela veut dire que les téléspectateurs se limitent à un raisonnement par contiguïté et par analogie et lorsque les téléspectateurs ne comprennent pas la structure verticale du récit, ils finissent par apporter une plus grande importance aux faits divers qui ont une saillance perceptive, même si ils ne sont pas importants pour l’analyse qu’ils mènent. Ils se situent dans un monde de sensations et d’émotions pures sans articulations avec la connaissance que transmet le cadre de la reflexion. Leur pensée avec une telle influence finit par s’alimenter uniquement de ce qui est immédiat, rapide. Les téléspectateurs finissent ainsi par rejeter tout ce qui requiert des connaissances distales, comme celles dont a besoin la pensée verticale, des articulations qui demandent du temps et un peu de patience. Ils construisent ainsi un monde de pensée de l’immédiateté, dépendant de la perception et de l’émotion pures, qui leur servira de peu, par exemple, dans de nombreuses discussions qui requièrent précisément de dépasser la perception et d’utiliser la pensée verticale. »
En Mars 2001 Georges STEINER écrivait : » La grammaire est l’organisation articulée de la perception, de la réflexion et de l’expérience, la structure nerveuse de la conscience lorsqu’elle communique avec elle-même et les » La grammaire de ce philosophe est celle du texte, c’est elle qui a porté structuré, organisé, articulé près de 5000 ans d’histoire. Or actuellement nous sommes à l’heure de l’hypertexte et nous n’avons pas encore pu penser et encore moins proposer une grammaire de l’hypertexte, de l’instantanéité. De ce fait la seule grammaire que l’hypertexte se soit imposé à lui-même, est celle de l’audimat, du plus grand nombre, du consumérisme.
Notre époque est donc celle de cette rupture . Nous nous tenons au-dessus de la brèche épistémologique avec d’un côté un contexte historique organisé, articulé, écrit, figé et de l’autre un à venir dé-contextualisé, disloqué, informe et mouvant. Il nous appartient de trouver le gué, le passage afin de ramener de l’autre côté de la brèche, tout le produit de la pêche de ces 5000 années d’histoire.
Depuis une dizaine d’année les émissions télévisées qui conviaient à une réelle réflexion ( l’heure de vérité, la marche du siècle, France-Europe Express) ont disparu remplacées par des instantanés de réflexions qui seront aussi vite oubliées qu’elles sont apparus, imperméables à ce processus de maturation de la pensée inhérent à la réflexion intelligente.
L’information est une représentation institutionnalisée de la perception de quelque chose. La connaissance est la perception individualisée de ce quelque chose. Le moi n’a plus son mot à dire sur la perception des choses, l’information se charge de le remplacer. Par contre le moi est très largement convié à s’exprimer en consommant les produits de » son » choix. Le pari de Patrice Lelay, patron de TF1, exprimé en 2004, est en train de réussir : les cerveaux des téléspectateurs sont de plus en plus disponibles. Pour mémoire son propos était le suivant :
» Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ‘business’, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…) Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à -dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. (…) Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte o๠l’information s’accélère, se multiplie et se banalise (…) La télévision, c’est une activité sans mémoire. Si l’on compare cette industrie à celle de l’automobile, par exemple, pour un constructeur d’autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n’en aurons même pas le temps ! (…) Tout se joue chaque jour sur les chiffres d’audience. Nous sommes le seul produit au monde o๠l’on « connaît » ses clients à la seconde, après un délai de vingt-quatre heures. » (Extrait de » Les dirigeants français et le changement » 2004)
Le propos de Patrice LELAY fait donc écho de façon assourdissante avec l’étude de Bermejo-Berros.
Notre inquiétude vient du fait qu’au vu de ces éléments nous devrions nous attendre à voir disparaitre des champs d’intérêts de la société civile tous les sujets qui nécessitent de la réflexion, un mode de pensée vertical, des idées organisées selon de solides hiérarchies qui permettent de faire des inférences et des déductions, de raisonner de manière causale… La menace de la béance épistémologique est là , les symptômes précédemment énoncés sont connus. Très récemment encore après les rapport PISA (1) 2009 qui montrait l’affaiblissement de la France au sein des pays de l’OCDE et des pays partenaires, le rapport PIRLS (2) axé particulièrement sur la lecture faisait le même constat . Un commentaire sur le même état de fait a été publié dans le quotidien Libération: « En dix ans, entre 2001 et 2011, le niveau de lecture des jeunes Français a en plus légèrement baissé – l’enseignement privé s’en tirant toutefois mieux que le public. Mais le plus grave est ailleurs : c’est dans les compétences les plus complexes – consistant à « interpréter » ou à « apprécier » un texte – que les élèves de CM1 sont les plus faibles et o๠leurs performances ont décliné ces dernières années. Les Français sont plus à l’aise dans les QCM (questions à choix multiples) ou dans les exercices simples de lecture, demandant à «prélever» des informations ou à faire des déductions. «Plus la réponse attendue doit être élaborée, plus le score des élèves français diminue : 53% de réussite aux questions à réponses construites brèves (un mot ou un groupe de mots), et 20% aux questions o๠on attend un petit paragraphe», souligne la note de la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) du ministère de l’Education.
Ainsi cette étude PIRLS vient confirmer en illustrant de façon dramatique le fait que toute la société française est en train d’être décérébrée du fait du type de traitement de l’information. Le primat de l’instantanéité sur la réflexion, le primat de la forme sur le fond, le primat de l’audimat sur le qualitatif tout ceci est un processus enclenché depuis bien des années, induit par notre société consumériste ou à force de tout consommer nous finirons par consommer et digérer la vision que nous avons de nous-mêmes.
(1) Enquête menée tous les trois ans auprès des jeunes des pays de l’OCDE
(2) Progress in international reading literacy study