Les 14 et 15 janvier 2012 au Lamentin, la revue Etudes Guadeloupéennes a rendu un hommage à ce professeur de philosophie guadeloupéen disparu il y a dix ans, qui avait commencé à conceptualiser quelques unes des problématiques guadeloupéenne. Nous publions un résumé subjectif et à plusieurs mains de ces discussions et débats qui contribuent à nourrir nos propres interrogations
Serva a été, comme beaucoup de Guadeloupéens nationalistes, marqué à son entrée dans l’âge adulte par la brutalité des évènements de mai 1967. Excellent en philosophie, c’est dans cette discipline qu’il poursuit ses études à Aix-en-Provence puis à la Sorbonne. Devenu enseignant, il exerce en Martinique à l’IME (Institut martiniquais d’études dirigé par Edouard Glissant) puis en Guadeloupe. Serva devient docteur en philosophie en présentant une thèse (mention très bien) sur la » Révolution Nationale Démocratique » en 1980.
Très engagé dans le milieu de l’éducation et de la formation, il avait à coeur de faire émerger un » espace public guadeloupéen « .
Le philosophe participe à la rédaction du Journal Guadeloupéen (Jougwa) apparu en 1979 et est un des membres fondateurs de la revue Etudes Guadeloupéennes en 1987. C’est donc tout naturellement que cette dernière a tenu à honorer un guadeloupéen trop peu connu des siens.
La fille du philosophe, Angela, raconte succinctement son père. » Il aimait échanger » nous dit-elle en insistant sur sa volonté à » penser le Pays nôtre « .
Pour le public, la grande difficulté de ce colloque consistait à ne pas être décontenancé et dépassé par les argumentations et démonstrations des philosophes. Les professeurs, collègues et amis de Cyril Serva, Nicole Rauzduel et Michel Hippon ont manqué quelque peu d’empathie pour les néophytes de l’assistance. Non pas que leurs discours n’étaient qu’esbrouffe et art de la rhétorique, mais leur propos aurait incontestablement gagné à être plus clair (moins savant) et moins chargé en références grecques, kantiennes, hégéliennes, etc, pour que l’auditoire ne décroche pas. Serva s’exprimait-il ainsi ?
Une question se pose: Nourrir l’opinion publique, susciter cet espace public de débat et d’enrichissement mutuel que souhaitait le professeur de philosophie, chercher le sens des choses, passe-t-il forcément par les artifices de l’érudition, de propos si « savants » qu’ils peuvent aussi faire office de repoussoir ?
Cet écueil ne peut être reproché à Georges Combé, même s’il reconnaît la difficulté de cerner la pensée de son ami défunt. Serva, a-t-il dit est passé d’ » une posture nationaliste à une posture qu’on aurait du mal à définir « . C’est pourtant là un des aspects les plus intéressants de l’homme. Il a admis la réussite de la colonisation en Guadeloupe mais n’a pas pour autant stoppé son engagement.
Alex Lollia, professeur de philo lui aussi, dit de lui: » qu’il a eu le mérite d’initier une réflexion prospective sur le devenir de la société guadeloupéenne plutôt que de s’enfermer dans la rumination des occasions perdues et la régurgitation de slogans passablement usés. »
Il y aurait ainsi deux grands moments à distinguer dans la pensée de Serva. Premièrement, la période militante et agissante pour une orientation politique, en l’occurrence l’indépendance de la Guadeloupe, puis, un second moment, le temps de » la philosophie politique o๠il analyse ce qu’il appelle l’effondrement de notre société « .
Le philosophe se débarrasse alors d’un vocabulaire marxiste et s’oriente vers autre chose.
Serva n’a jamais été tendre ni avec ses confrères philosophes et intellectuels, ni avec la classe politique, indépendantistes inclus. Il fut très critique avec le PCG en mettant en exergue des faits peu glorieux (électoralisme, conquête des mairies comme seul but en soi) au détriment des idéaux prônés (responsabilité et indépendance).
A ce moment de sa vie, il ne parle plus de la » lutte de la libération nationale sous la direction idéologique de la classe ouvrière et des paysans pauvres « , il écrit plutôt:
» Pour un pays le souci de la préservation de ses bases morales, culturelles, économiques devrait constituer une éminence première, une préoccupation fondamentale de la société civile comme des élites. »
En Guadeloupe, selon l’enseignant, l’Etat vient de l’extérieur et nuit à la société. D’oà¹, pour Serva la nécessaire élaboration d’un espace public guadeloupéen dans un but de » pacification « .
» L’espace public est synonyme de délibération », écrivait Cyril Serva, « d’échange d’arguments, de recherche par la communication du convenable non dans le but de parvenir nécessairement à un consensus mais au moins de parvenir à mettre à jour les désaccords et les moyens d’y remédier sans que la communauté soit mise en péril. »
Le constat sur l’impact négatif de l’extériorité de l’Etat (et donc de l’autorité) est partagé par Georges Tresor dans un essai paru aux Editions Nestor en 2011 et intitulé La résistance au changement politique en Guadeloupe.
Voici ce qu’écrit Georges Trésor sur le rapport à la loi en Guadeloupe, assez proche des propos de Cyril Serva : « La loi est revendiquée quand elle sert des intérêts individuels ou corporatistes, mais elle est souvent vilipendée, contournée ou transgressée dans le cas contraire. Cette attitude d’extériorité vis-à -vis de la loi, tient en grande partie du fait que, structurellement, les institutions de l’Etat en Guadeloupe n’avaient pas pour finalité la protection de nos droits civils: elles servaient avant tout de relais à l’Etat dans son entreprise d’encadrement politique de la société guadeloupéenne à des fins de domination. Dans ce rôle, la police et la justice par exemple se donnaient à voir surtout sous l’angle de l’arbitraire et de l’autoritarisme.
Colonie départementalisée. Ce concept de Serva pour caractériser la Guadeloupe dans le texte « Le sens du Pays » est la réponse que donne Patricia Braflan-Trobo à ses élèves quand ils lui demandent pourquoi les cadres sont toujours blancs. » Je ne peux écrire, dit-elle, sans employer cette expression, elle est présente dans tous mes ouvrages « .
Un ancien élève de Cyril Serva a apporté un témoignage sur son professeur, qui illustre assez bien le deuxième moment de sa pensée . » Il faut rompre avec l’assimilationnisme » nous disait-il. » L’assimilationnisme français bien s ûr mais aussi l’assimilationnisme de celui qui le combat au nom précisément d’un assimilationnisme chinois, albanais, ou autre.
Les contributions de ce mémorial alimenteront le prochain numéro des Etudes Guadeloupéennes. Y seront sans doute développées la notion de révolution apocalyptique LKP (révolution au sens latin de revolvere retour, rétrocession et apocalyptique au sens de » dévoiler » la pwofitasyon) évoquée par Gauthier Tancons et la contribution de l’historien Jean-Pierre Sainton, l’une des plus riches du colloque mais malheureusement contrainte par le temps imparti et donnée sous une forme trop magistrale. Ce numéro à venir sera certainement l’occasion de mieux comprendre la pensée de Serva. On peut espèrer qu’il sera accompagné de la réédition de ses écrits les plus connus « Deuil d’une joie », « Le sens du Pays », « Sauvagerie interstitielle » qui conservent en 2012 l’ actualité et l’intelligence d’une pensée non pas figée, mais en mouvement et dont voici deux extraits:
Il est bel et bien révolu, le temps des modèles. Le temps des livres appris par coeur et rejetés en choeur. Nous voilà en face de notre vie, de notre destin, d’un peuple guadeloupéen en fin de compte si spécial, quoique aspirant, comme les autres peuples, à la liberté, au mieux-être, à la dignité. »
» Il faut donc réfléchir par soi-même et trouver le moyen, avec notre propre expérience et celle indirecte des autres pays, d’apporter une contribution originale à la civilisation mondiale, sur le plan de l’organisation sociale, du développement et de la culture. » ( Extraits de Cyril » Raoul Serva, Jougwa n°3 – décembre 1979 )