Ano, artiste originaire de Guadeloupe, nous dit que la case, objet commun à toute la Caraïbe, est un chronomètre culturel, une horloge du temps et de l’histoire. Ses cases peintes, machines à remonter le temps invitent à un voyage émotionel. Remonter, c’est revenir en arrière, explorer le temps; mais c’est aussi reconstruire ce qui a été déconstruit, comme un être pensant devant les pièces d’un Lego.
L’ histoire commence à Port-Louis, une commune du Nord-Grande-terre en Guadeloupe, à 80 kilomètres environ au sud d’Antigues, sur l’arc des îles caraïbes qui se déploie depuis Cuba au nord jusqu’à Trinidad et Tobaggo au sud, pour fermer la mer des Antilles. Sur le boulevard maritime à Port-Louis, depuis des années, pas une âme ne s’arrête devant la case de Chaben. L’herbe pousse, les tempêtes passent, les planches se disjoignent, la case se découd doucement, le temps s’écoule et la mémoire du lieu s’estompe. Chaben, renommé chanteur du Nord-Grande Terre a vécu là , pêcheur, chanteur, homme de la terre et de la mer.
Ce soir là , un artiste a braqué un projecteur sur la case, un faisceau jaune dans la nuit pour que le spectacle commence. Quelques âmes, invitées ou intriguées, se sont arrêtées, elle ont regardé, échangé quelques paroles, grignotté un morceau de pizza, bu un verre, pendant qu’Ano, l’artiste, travaille. Des joueurs de gwoka, le tambour guadeloupéen, se sont installés, inséparables de la case.
En quelques heures Ano recouvre la case abandonnée de la couleur bordeau et de l’empreinte Louis-Vuitton. Un voile de luxe sur la pauvre case. Puis il a ajouté sur le mur en bois, lavé par le soleil et la mer, cet athlète sans tête au corps lié qui porte sur le bras droit la marque du voyage triangulaire. Un homme sans tête, jaune solaire, les bras et les jambes entravés se découpent sur le bordeau de la case. Une case, Chaben, Vuitton, un homme sans tête, le propos se met en place.
« Vuitton sur Chaben ». C’est ce qu’a vu Nozème, un jeune port-lousien, qui passe par là , à peine étonné. » Il y avait d’autres cases en face, côté mer, elles ont été écrasées, j’habitais là . Je me souviens de Chaben. »
Durant trois semaines le propos de Ano, s’est poursuivi. Il a semé ses cases. Une autre à Port-Louis, quatre à Morne-à l’eau, une à Petit-Bourg, en tout sept cases réécrites par l’artiste. La réécriture ne va pas forcément de soi. Ce travail n’a rien du confort de l’atelier. Il y a le ciel, nous sommes en ao ût, la saison cyclonique a commencé, avec ses orages impromptus et puis il y a les hommes. Toutes ces cases sont abandonnées depuis des années, comme des centaines d’autres en Guadeloupe, oubliées, délaissées, méprisées, sousestimées par des héritiers parfois trop nombreux, parfois sans argent, parfois sans mémoire. Certains ont refusé l’installation de Ano, ses projecteurs et ses pinceaux, préférant laisser la case de l’aïeul à la végétation et aux ondées tropicales. D’autres l’ont accueilli. Les ondes étaient bonnes à Vieux-Bourg-Morne à l’eau, sur le chemin de Salette. Sept fois, l’empreinte du luxe, l’homme sans tête et la case se sont installé dans le paysage. Le bois blanchi a pris une autre tournure, chaque fois différente. » La case de Chaben est couverte, il m’a semblé qu’il fallait laisser plus de place au bois, aux marques laissées, j’ai travaillé autrement sur les six autres » dit Ano. Ne pas tout effacer.
La case, avec la langue créole et le tambour sont les traces d’une identité, longtemps occultées aux Antilles ou diluée dans la langueur doudouiste. Au XXIem siècle, le créole est installé, le tambour prend sa place, tandis que la case, marqueur d’une ingéniosité et d’un « mode culturel d’habiter » se délite doucement au soleil. Le béton et la climatisation ont-ils gagné la bataille ?
» Je ne perçois pas la case comme un objet originel, cette case essentielle qui n’existe pas. Pour moi, explique Ano, elle est plutôt un chemin, le signe le plus évident de l’identité créole. Dans nos bourgs cette case est traitée par les urbanistes comme une dent creuse vouée à la destruction. Comme si on voulait effacer un passé jugé douloureux et misérable. Je considére la case comme un chronomètre culturel qui permet de mesurer là o๠nous en sommes dans ces pays o๠longtemps on a pensé et réfléchi pour nous. Quand je dis nous, je pense à toute la Caraïbe, aux îles des Petites Antilles dans leur ensemble et à nos régions, Guadeloupe, Martinique, Guyane qui n’en finissent pas de s’interroger sur leur identité. La question identitaire, c’est maintenant. »
Ano a commencé à semer des cases réécrites, un peu partout en Guadeloupe. Il s’est emparé de cet habitat traditionnel et poétique pour susciter des émotions partout o๠il est accueilli, là o๠les signes qu’il pose sur le bois sont bien reçus. Sept cases à ce jour, des dizaines d’autres en songes mais restant à poser dans le paysage, pour qu’un seuil critique soit atteint et s’empare du champ émotionnel guadeloupéen.
» Je n’ai pas de certitude, poursuit Ano, je sais seulement que pour exprimer notre univers émotionnel propre, dans les régions citées plus haut, Martinique, Guadeloupe, Guyane, le travail en art-plastiques est encore plus jeune que dans les autres domaines artistiques tels que la littérature ( créole ou non), la danse, la musique ( gwoka notamment) . J’ai le sentiment d’être face au questionnement miraculeux auquel tout artiste rêve : inventer une vision de monde qui viendrait de nous-même pas contre, mais pour enrichir le patrimoine mondial comme l’ont fait les Arabes, les Japonais ou les Occidentaux. Les avant-gardes successives en Europe se sont imaginées rompre avec la tradition et l’histoire de l’art. L’artiste de la Caraîbe, lui, vit cette rupture, il vit cette absence, ici, nous n’imaginons pas cette rupture, ni cette table rase merveilleuse, nous la vivons et pire nous n’avons pas fait le choix de vivre cette rupture et cet effacement. Il y a une différence entre vivre et imaginer une réalité. »
Le poids des symboles qu’utilise Ano pour couvrir ces cases créoles pose deux questions auxquelles il ne répond pas. Sont-elles après son passage signalées à notre regard, alertes à notre réflexion ou bien sont-elles symboliquement écrasées ? Que pèse Chaben ? Que pèse Vuitton ? En somme ce travail sur les cases, est-ce le signe d’un sursaut identitaire et émotionnel ou bien le signe d’un combat perdu sur cette île des Amériques, anciennement colonie et, dans le calendrier postcolonial, département français depuis 1946 ?
» Je n’ai pas de réponse à ces questions, pas de certitudes, dit-il, le flou est présent, mais ce questionnement est nécessaire pour parcourir ce qui reste de chemin. Construire une identité, c’est reconstruire des sens. Ces sens influencés, soumis à des formes et des symboles qui ne viennent pas de nous. Le travail doit se faire par les Caribéens eux-mêmes, pas à pas. La raison n’explique pas tout, nous vivons dans un monde de symboles, mais je m’interroge, ces symboles qui m’entourent, sont-ils en adéquation avec ma réalité, sont-ils les miens ? »
Ainsi les formes pour exprimer l’univers émotionnel guadeloupéen restent à inventer. En toute liberté, c’est ce que nous dit Ano, puisque » l’histoire de l’art » en Guadeloupe, si l’on met à part les temps précoloniaux et l’art amérindien effacés de l’histoire et les temps coloniaux, ceux du dénis et de l’acculturation, est une histoire jeune qui se nourrit d’une relation particulière au lieu, mais qui se nourrit aussi des courants et des sédiments qui ont parcouru, parcourent ce lieu, comme le reste du monde.
L’homme sans tête, l’homme qui a perdu le contrôle de ses sens, se dresse dans l’espace public, au coin d’une rue, sur un boulevard, aux regards des passants, en des lieux plutôt retirés. Le verra-t-on à Basse-Terre ou sur la place de La Victoire à Pointe-à -pitre, dans la zone piétonne, quelque part entre la statue de Vélo et le masque de Saint-John-Perse ? Plaqué sur le mur de la case, pieds et poings liés, il ne conforte pas de dogme ni de certitudes, il crée de l’intranquillité, et cet inconfort cher à Ano. L’inconfort du cheminement et des questions aussi fertile qu’est aride la certitude des réponses.