Dans des propos tenus le mercredi 12 décembre dans la presse locale guadeloupéenne , Francis Lignères, président des planteurs de bananes, accuse les associations ayant contesté l’épandage aérien de pesticides d’être responsables de la crise que pourrait connaître la production bananière si la cercosporiose détruisait les cultures » Je me demande, dit-il, si les écologistes ont mesuré les dégâts qu’ils pouvaient occasionner » Et il précise : » Chaque planteur reprend sa parcelle en main et va décider lui-même du traitement de son exploitation. Au lieu de passer 15 litres à l’hectare par les airs, il va en passer 50 par traitement terrestre. Ce n’est pas ça qui va régler le problème d’une éventuelle pollution liée aux pesticides, ni les inquiétudes sur leur ruissellement vers les cours d’eau « .
Avouons que de telles affirmations du planteur sont tout à fait choquantes.
-D’une part, il est profondément injuste de faire porter à nos associations (qui ne sont pas toutes des associations dites écologiques d’ailleurs) et qui défendent un intérêt général (la défense de l’environnement et de la santé), la responsabilité des ravages que pourrait causer la cercosporiose dans les bananiers. Depuis la tragédie de la chlordécone, il appartenait à l’Etat, aux élus et aux planteurs eux-mêmes, durant toutes ces dernières années, de repenser les pratiques culturales chez nous, dans le sens de l’intérêt général. Rappelons que ce n’est pas seulement la chlordécone qui est dangereuse. Ce produit s’est mélangé avec tous les produits répandus par épandage aérien dans les bananes depuis près d’un demi- siècle. C’est ce qu’on appelle l’effet cocktail. Maintes études scientifiques montrent aujourd’hui que même des produits déclarés non dangereux peuvent l’être mélangés à d’autres. Certes ce n’est pas uniquement dans les bananeraies que ces produits sont utilisés impunément mais il faut reconnaître que c’est o๠leurs effets ont été les plus dévastateurs. Les faits sont là . Les zones maritimes proches de régions plantées en bananes sont interdites à la pèche. Le cas de la Martinique est dramatique. 80% des terres cultivables de Capesterre Belle-Eau sont inaptes à la culture des racines et autres cultures vivrières. Les nappes phréatiques de ces régions sont gravement contaminées et la Guadeloupe ne mérite plus le nom de » L’île aux belles eaux ». Il était donc normal, en tant que citoyens responsables, face à l’utilisation de nouveaux produits toxiques dans l’épandage aérien, que nous fassions jouer le principe de précaution concernant la protection de l’environnement comme celle de la santé et le Tribunal administratif nous a donné raison sur ce point.
De plus, le traitement des maladies de la banane par des pesticides est vain. S’il peut donner des résultats temporaires et sauver une récolte, les agents nocifs à l’origine de ces maladies deviennent de plus en plus résistants aux pesticides. Les Antilles à elles-seules ne peuvent venir à bout de la cercosporiose. En Afrique et en Amérique Latine o๠l’on est peu regardant sur la mise en danger de la santé des populations, l’utilisation de pesticides demeure massive. Les maladies de la banane, emportées par les vents, seront donc de plus en plus résistantes et il faudrait que les planteurs antillais utilisent aussi des produits mettant gravement en jeu la santé de la population. Les dérogations préfectorales à l’interdiction européenne de l’épandage aérien deviendraient des dérogations permanentes sur toute l’année. Cela est-il acceptable ? Nous avons donc eu raison de nous opposer à de telles pratiques culturales et Monsieur Lignères ne se rend même pas compte qu’il reprend les mêmes arguments que ceux défendus par les planteurs à l’époque de la polémique concernant l’utilisation de la chlordécone ! Car franchement, pourrait-on dire à Monsieur Lignières, pourquoi les hôpitaux de Guadeloupe et de Martinique sont-ils devenus des usines à opérer des cancers de la prostate, pourquoi la régie des eaux a-t-elle fermé des sources à Gourbeyre et à Trois-Rivières, pourquoi ne pouvons-nous plus manger des poissons ni des langoustes qui auraient été pêchés dans nos eaux, pourquoi ne plus pouvoir déguster les ouassous de nos rivières, pourquoi, quand nous traversons Sainte-Marie de Capesterre et que nous voyons tous ces jeunes qui essaient de survivre en vendant des produits du terroir, hésitons-nous malheureusement à les acheter pour les soutenir ? C’est trop cher payé pour la défense de vos intérêts économiques dans la banane, Monsieur Lignères et vous et las planteurs qui vous entourent n’avez pas hésité à utiliser, en dehors de toute règle et sans contrôle de la DAF, du banol seul et non comme adjuvant jusqu’en 2012, fongicide controversé et réputé toxique, accroissant ainsi les effets dévastateurs de la chlordécone ! C’est un véritable scandale et la responsabilité de la DAF est engagée à ce sujet !
-D’autre part, ce qu’il y a de plus révoltant dans les propos du Président des bananiers c’est qu’il laisse entendre que puisque l’épandage aérien est interdit, les planteurs vont utiliser massivement au sol les produits en question et que la pollution serait aussi grave. Autrement dit, puisqu’on nous interdit de polluer par les airs il ne nous reste comme solution que de polluer par les sols ! Mais grave pour qui ? Pour nous les associations que critique M. Lignères ou pour la faune, la flore et la santé dans notre pays ? Est-ce une manière qu’a ce planteur de se venger de nos associations et de la décision du Tribunal administratif ? Quel cynisme ! Cela est révoltant. Car M. Lignères est authentiquement guadeloupéen. L’impératif qui devrait primer dans sa conscience n’est-il pas celui de la protection de son île et de ses habitants ? N’est-ce pas la pollution aux pesticides, qu’elle que soit forme, qu’il faut rigoureusement condamner si on aime vraiment son pays ?
En outre, le planteur laisse entendre que notre victoire entraînerait la perte des emplois dans le secteur bananier. Le même argument avait été utilisé autrefois pour défendre l’utilisation de la chlordécone. Toujours le chantage à l’emploi. Mais il ne dit rien de tous ces travailleurs de la banane qui avaient répandu la chlordécone à mains nues, a tous ces travailleurs morts de maladie en raison de ces pratiques culturales. En outre, ce que M. Lignères omet de dire c’est que le rapport de la Cour des comptes de l’an dernier (qu’on ne peut accuser de gauchisme) trouvait scandaleux que le nombre d’emplois directs dans la banane décroissait ces dernières années (en effet on est passé de plusieurs milliers d’emplois directs à quelques centaines aujourd’hui) dans le même temps o๠les subventions accordées aux planteurs ne cessaient de s’amplifier. De plus, le lobby des planteurs dont les plus puissants résident en Martinique, a déjà prévu une reconversion dans les années à venir et va arrêter la culture de la banane en se moquant royalement des emplois qui seront supprimés et de la ruine dans laquelle seront plongés les moyens et petits planteurs qui avaient acheté des terres pour la culture de la banane, notamment dans la région de Capesterre.
En somme, le cynisme de M. Lignères n’est pas étonnant. Il est celui même d’un certaine logique économique selon laquelle les intérêts privés dominent voire étouffent l’intérêt général, logique qui navigue en toute bonne conscience dans » les eaux glacées du calcul égoïste » pour reprendre la célèbre formule. Ce type de rationalité calculatrice et instrumentale qui domine la vie économique et sociale, radicalisée par le néolibéralisme, a une origine dans le monde occidental. Si en effet, aux cours des XVII° et XVIII° siècles, une tradition philosophique et juridique en Europe essaie de penser l’égalité, la fraternité, la lutte contre les dominations, une autre, toute aussi importante, défend au contraire la logique des intérêts envers et contre tout, sous prétexte de progrès. Il est intéressant de noter que le père de cette dernière tradition libérale est le philosophe John Locke, défenseur des planteurs des colonies d’Amérique et dont les idées connaîtront une certaine postérité. La force économique et politique de ces libéraux retarde l’abolition de l’esclavage car ils faisaient croire que cela aurait pour conséquence la ruine de l’économie française, et il a fallu qu’un Robespierre déclare » Périssent les colonies plutôt qu’un principe » pour qu’en 1794 la Convention abolisse l’esclavage. C’est le passé et aujourd’hui nous voulons être » tous créoles « . C’est très bien. Nous qualifions d’inquiet le cynisme de M. Lignères et des planteurs qui l’entourent car, à la différence du grand lobby martiniquais, ces planteurs guadeloupéens semblent tout de même travaillés par leur conscience morale. Ne peuvent-ils pas s’unir avec d’autres acteurs de l’agriculture ou de la société civile pour oeuvrer à la recherche d’un autre développement pour l’agriculture ? Oui mais à condition de le faire en respectant un principe, celui de l’intérêt général de notre pays et de nos concitoyens. Cela relève-t-il de l’impossible ?
En tout cas, si des planteurs de bananes comme M. Lignères sont » sonnés » comme le déclare l’article en question, c’est aussi parce que le Tribunal administratif a osé remettre en cause des arrêtés préfectoraux et surtout des pratiques administratives habituelles favorables aux planteurs et peu regardantes quant au respect de la légalité et de l’intérêt général. Est-ce la fin d’une époque ? Face aux défaillances (sinon à la complicité) des services administratifs chargés de contrôles l’utilisation de tous ces produits, les planteurs se sont retrouvés juges et parties. Le prochain congrès des élus ne pourrait-il pas prendre des résolutions à ce sujet ? Ne pourrait-on pas nommer une commission indépendante chargée de tels contrôles ? Il en va de l’intérêt public.