Parmi les films proposés par le festival du cinéma de Guadeloupe (FEMI), un documentaire sur un quartier de la Nouvelle-Orleans, « Faubourg Treme » vaut une attention particulière. Ce film aide à comprendre la société américaine et à mieux nous comprendre , il puise aux sources du jazz, la force fragile du « vivre ensemble » si utile en ces temps de mondialisation déshumanisée. Message universel.
Le Faubourg Treme est un quartier de la Nouvelle-Orléans d’à peine 2 km2; il est au niveau de la mer. C’est dire que la tempête Katrina ne l’a pas épargné. Cinq ans avant le passage de la tempête, Dawn Logsdon et Lolis Eric Elie ont commencé à travailler sur ce film qui devait raconter l’histoire unique et méconnue de ce quartier créole de Louisiane. Katrina a changé les plans, mais n’a pas enterré le film. La tempête a seulement imposé une troisième partie qui montre comment les habitants de Treme ont surmonté la catastrophe.
Mais revenons aux origines. Katrina, c’est 2005, le début du 21em siècle alors que le Faubourg Treme est né au 19em siècle avec l’expansion de la Nouvelle-Orleans. L’esclavage n »est pas aboli, une forme d’inhumanité règne sur le sud profond. Dans cette inhumanité grandit dans le courant du 19em siècle ce qu’on pourrait appeler un « miracle Treme ». Tout commence par la vente à la fin du 18em siècle de terrains à la ville de la Nouvelle-Orleans qui a besoin d’espace. Le vendeur est Claude Treme, un français d’origine. Sur ces terrains un nouveau quartier s’éleve avec une population mélangée de Noirs et de Blancs, de riches et de pauvres et surtout avec une très forte proportion de Noirs libres. Ainsi avant l’abolition de l’esclavage, Treme est à la fois un espace de liberté qui préfigure l’avenir et un facteur de l’émancipation future. On retient la plupart du temps les grandes dates et les « événements » de l’histoire en oubliant ce qui a amené ces grandes dates. Avec la perspective du temps on peut dire que ce petit quartier de Louisiane a joué un rôle fondamental dans l’histoire des Etats-Unis. Le film aide à comprendre comment (2).
Anomalie dans une société fondée sur l’inégalité raciale
Dans ce nouveau quartier de la Nouvelle-Orleans, les gens se parlent, cohabitent et entretiennent une solidarité de proximité, quelle que soit leur couleur. C’est tout sauf évident dans le sud des Etats-Unis du 19em siècle. Alors pourquoi, alors qu’au même moment dans les grandes plantations esclavagistes, régnent une violence et un ordre si différents ?
La première explication possible est que la ville, l’urbanité engendrent des rapports sociaux autres, même dans une société esclavagiste. Les Noirs, maintenus en esclavage pouvaient se déplacer seuls dans les rues de la Nouvelle-Orleans, ils pouvaient avoir du temps pour travailler pour eux mêmes, gagner quelque argent et être en situation, pour quelques uns, de racheter leur propre liberté.
Seconde explication, la ville est de culture latine, française et espagnole avant de devenir américaine en 1803. Cette culture, moins rationaliste que la culture anglo-saxone, aurait induit des relations particulières, même sur le statut de l’esclave.
Un fait avéré enfin essentiel pour comprendre le climat régnant à la Nouvelle-Orleans et à Treme, c’est là que vit au 19em siècle le nombre le plus important de Noirs libres de tout le sud des Etat-Unis. Une sorte d’anomalie dans une société fondée sur l’inégalité raciale. Mais la Nouvelle-Orleans se développe et dans ce nouveau quartier de Treme, en particulier, une majorité de Noirs libres vivent dans leurs propres maisons et cohabitent avec des Blancs en inventant ce que sera la créolité moderne. Ce quartier très spécifique, étrangeté dans le sud profond, développe ses propres pratiques, ses institutions, sa façon de vivre et sa musique.
A Treme, un siècle avant l’obtention des droits civiques par les Noirs, Paul Trevigne fonda « The Tribune », le premier journal aux Etats-Unis propriété d’un Noir libre. Dans « The Tribune », avant la guerre de Sécession, on lisait des articles réclamant les droits civiques pour tous.
Après la guerre de Sécession, durant ce que l’histoire américaine appelle la » Reconstruction », période au cours de laquelle l’Amérique devait se réconcilier avec elle-même, le quartier a eu les premières écoles mixtes avec des élèves blancs et noirs, les habitants y pratiquaient le « sit-in » pour obtenir leurs droits, un vent de liberté a soufflé.
Treme a vécu dans l’enthousiasme l’après guerre civile et la » Reconstruction ». Un peu d’histoire aide à comprendre le film. Après l’assassinat de Lincoln en 1865 le congrès américain est dominé par les Républicains radicaux qui sont fondamentalement anti-esclavagistes. Les Républicains ne veulent pas que le Sud retrouve sa puissance et décident de l’occuper militairement pour imposer les règles nordistes qui se caractérisent par trois amendements:
– en 1865, l’abolition de l’esclavage;
– en 1868 la citoyenneté à toute personne née aux USA quelle que soit sa couleur ou son origine
– en 1870 droit de vote sans condition pour tous les citoyens
Durant ces quelques années des citoyens noirs remportent des élections dans les villes du sud, au sénat, un gouverneur noir est élu en Virginie. Mais cela ne va pas durer.
A partir de 1877 la ségrégation raciale remplace l’esclavage: l’affaire Homer Plessy
1877 marque la fin de la » Reconstruction ». L’armée du Nord quitte le sud, progressivement le gouvernement fédéral se désintéresse de la question et par diverses manoeuvres, les Etats du sud vont retirer aux Noirs les droits qu’ils ont acquis avec l’abolition, notamment les droits politiques.
A partir de 1877, plus de 90% des Noirs sont éliminés des listes électorales, les écoles, les transports séparés renaissent et le Ku Klux Klan fait régner la terreur. L’émancipation des Noirs, qui entraient en concurrence avec les petits blancs et déstabilisait l’économie de la plantation, est stoppée net.
Dans ce contexte, un nouvel événement décrit dans le film de Dawn Logsdon et Lolis Eric Elie, se produit à Treme.
En 1890 l’Etat de Louisiane, revenant sur le principe de liberté et d’égalité des Noirs et des Blancs, promulgue une loi pour contraindre les compagnies de chemin de fer d’affecter des voitures séparées en fonction de la couleur. Pour faire invalider cette loi, des habitants de Treme, parmi lesquels Homer Plessy, organisent une infraction à la loi.
Homer Plessy s’y prête. Il est blanc d’apparence, mais possède quelques traces de sang noir par ses ancêtres. Un jour de juin 1892, Homer s’installe dans un wagon réservé aux Blancs tandis que ses amis font savoir au contrôleur du train, qui ne s’est aperçu de rien, » qu’il y a un Noir dans le wagon des Blancs. » La justice sudiste démontrera plus tard qu’Homer a sept huitième de sang blanc et un huitième de sang noir. C’est trop. Comme Homer refuse de quitter le wagon , la police l’arrête.
L’affaire passera devant la juridiction de l’Etat de Lousiane, puis devant la cour suprême des Etats-Unis et dans les deux cas la déclaration d’inconstitutionnalité du » séparate acte » voulu par Homer et ses amis est rejetée. En 1896 la cour suprême par sept voix contre une précise : » le 12em amendement abolit l’esclavage, mais ne va pas plus loin ». Et pour contourner le 14em amendement celui de l’égalité des citoyens devant la loi, la cour suprême hypocrite déclare : » la séparation de lieu n’implique pas une supériorité ou une infériorité d’une race sur une autre … » Les avocats d’Homer Plessy ont argumenté sur le fait qu’il ne s’agit pas d’exclure les Blancs des wagons des Noirs ( qui les auraient reçu sans doute sans difficulté) mais bien d’exclure les Noirs des wagons des Blancs, mais rien n’y fait.
Le seul a voter contre, le juge Harlan, originaire lui-même du sud a exprimé cet avis : » On ne peut pas accepter l’idée que l’esclavage a disparu de notre pays, mais que l’Etat a toujours le pouvoir par une législation sinistre de réguler les droits civiques communs à tous les citoyens sur la base de leur race et tenir en infériorité légale un grand nombre de citoyens américains. »
Le jazz est né sur ce » miracle d’humanité » dévasté
Nous sommes en 1896, à l’aube du 20em siècle, il faudra attendre soixante ans pour que la » législation sinistre » disparaisse et que les droits civiques pour tous soient établis aux Etats-Unis.
Notons que l’affaire Plessy arrive un demi-siècle avant l’affaire Rosa Park qui déclencha une nouvelle mobilisation qui cette fois aboutit. Homer et ses amis du Faubourg Treme avaient un demi siècle d’avance et d’une certaine manière, ils ont ouvert la voie.
A la fin du 19em siècle, les Etats du sud ont réussi à substituer à l’esclavage le principe de la ségrégation. Un » apartheid à l’américaine » dit l’un des intervenants du film.
Pour plusieurs décennies le » miracle d’humanité » de Treme, la culture du » vivre ensemble » a été envoyée dans les cordes, la » Reconstruction » par manque de volonté politique du Nord, a échoué . Entre la fin du 19em siècle et 1960 les historiens estiment qu’il y a eu 5000 lynchages de Noirs dans les Etats du sud.
Les espoirs de la population noire ont été brisés à Treme comme dans tout le sud, mais des accords et des voix se sont élevés à cette même époque, ceux des précurseurs du jazz. L’élan brisé est devenu musique. » Cette musique a donné aux Afro-américains, exclus une fois encore du courant dominant de la société américaine, un espace culturel libre pour crier et chanter leurs souffrances et leurs espoirs » dit dans le documentaire, le musicien Wynton Marsalis, né à la Nouvelle-Orléans.
L’abolition en 1865 n’a pas » libéré » les Noirs aux Etats-Unis, l’histoire nous dit que ce fut plus compliqué que ça. La guerre civile n’a pas suffit, il fallait encore extirper les puissants intérêts économiques et les haines enfouis dans la société sudiste blanche et remobiliser le pouvoir fédéral. Ce qui fut en partie réalisé, non sans souffrances et difficulté, dans les années 1960.
En 2005, la tempête Katrina est passé sur Treme en renversant et inondant tout sur son passage. Les habitants ont ressenti un immense abandon et le président de l’époque Georges Bush fut accusé de négligence vis à vis des plus pauvres et des Afro-Américain, on lui reprocha la lenteur et la mauvaise organisation des secours. Barak Obama, un nouveau président est arrivé depuis, un peu plus attentif à ce qui se passait en Lousiane, lors du passage du cyclone Isaac.
Une tempête peut-elle venir à bout de ce quartier miracle ?
Evoquant le passage de Katrina, Brenda Marie Obey, écrivain et poète de la Nouvelle-Orleans donne cette réponse : » Cette catastrophe n’est pas plus forte que nous-même en tant que peuple. O๠que nous allions, nous devons transporter avec nous l’esprit de cette ville. » Résistance au pire, convertie en soif de vie.
(1) Le Femi est le festival de cinéma de la Guadeloupe. 2013 est sa 19e édition. Son but, faire découvrir au public guadeloupéen un cinema d’auteurs de qualité, durant dix jours dans une dynamique de festival, avec des séances pour les scolaires. Depuis 2010 s’est ajoutée une journée consacrée au marché international du film et de la télévision caribéens ( MIFTC)
(2) Le Femi étant terminé à ce jour, « Faubourg Treme » n’est plus à l’affiche en Guadeloupe. Si par hasard vous le voyez programmé près de chez vous, n’hésitez pas.
Toutefois o๠que vous soyez vous pouvez voir ce film en ligne sur internet en vous connectant au site : www.tremedoc.com