Le philosophe Michel Serres a fait en octobre 2012 une déclaration sur le mariage pour tous au quotidien La Dépêche du Midi dans laquelle il lie » mariage pour tous » et « Sainte Famille ». Le débat ne fait plus l’actualité mais la manière qu’a le philosophe d’interpeller la hiérarchie ecclésiale , vaut d’y revenir. Lire aussi les propos de Serge Letchimy. « Cette question du mariage gay m’intéresse pour la façon par laquelle elle interpelle la hiérarchie ecclésiale », explique Michel Serres. « Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c’est celui de l’Eglise, c’est la Sainte Famille. Mais, examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n’est pas le père : Joseph n’est pas le père de Jésus, le fils n’est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n’a jamais fait l’amour avec sa femme. Quant à la mère, elle est bien la mère mais elle est vierge. »
« La Sainte Famille, c’est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l’adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l’impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l’adoption. L’Eglise, donc, depuis l’Evangile selon Saint-Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l’adoption : il ne s’agit plus d’enfanter mais de se choisir. A tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez jamais parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant « je t’ai choisi », « je t’adopte car je t’aime », « c’est toi que j’ai voulu ». Et réciproquement : l’enfant choisit aussi ses parents parce qu’il les aime. De sorte que pour moi, la position de l’Eglise sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l’Evangile selon Saint-Luc, ou de se convertir.
Chacun puisera dans les propos du philosophe la matière, s’il en est besoin, à nourrir sa réflexion.
En Guadeloupe encore plus qu’en Martinique le débat sur le mariage pour tous n’a pas brillé par son originalité. Porté par une Guyanaise enthousiaste, dans l’archipel, le sujet a plutôt soulevé la réprobation ou le silence.
Lorsqu’on entend un député guadeloupéen dire à la télévision qu’il a voté contre la loi parce que lui même a été élevé dans une famille avec un « papa et une maman » et qu’il a élevé ses propres enfants de même, on peut s’interroger sur sa capacité à se projeter dans » autre chose que lui-même ». Faire de la politique , gérer la cité c’est quoi ? Anticiper, avoir une vision, prendre éventuellement quelques risques, ou seulement voir midi à sa porte: » tout ce qui n’est pas moi, ne me concerne pas »?
Serge Letchimy, président de région et député martiniquais a pris position en faveur de la loi défendue par Christiane Taubira. Nous publions un extrait de la lettre qu’il a adressé à la ministre dans lequel il établit un parallèle entre l’esclavage, crime contre l’humanité et l’homophobie. Il écrit :
» La coïncidence me semble hautement symbolique : celle qui a porté si brillamment le projet de loi concernant la reconnaissance de
l’esclavage comme crime contre l’humanité, est aujourd’hui la même qui se retrouve à batailler, avec tout autant de force et d’intensité, pour une transformation de nos états de conscience. J’ai le sentiment que c’est le même combat. Nous avons en commun ce que Césaire appelait une pression historique. Nous qui avons vécu la négation de notre humanité durant les temps esclavagistes. Nous qui avons connu la négation de nos droits de citoyenneté les plus élémentaires durant les périodes coloniales et post-coloniales. Nous qui devons encore vivre (jusqu’à l’absurde) la négation des différences au nom de l’égalité, comment ne pas être, plus que tout autre, infiniment sensibles à la question de fond que pose cet important débat ?
Pour ma part, je l’aborde avec exigence et gravité. Le fond pour moi est des plus simples : en plein 21éme siècle, dans le cadre d’une République, dans une vieille démocratie, il existe une catégorie de personnes qui ne disposent pas d’un acces égal à la totalité des dispositifs de soutien et de reconnaissance mis en oeuvre pour l’ensemble des citoyens. De facto, le non-accés des couples homosexuels aux dispositifs du mariage et de la filiation les transforment en une classe de citoyens de seconde zone, voire de sous-individus.
Il existe une honte : l’homophobie. La connaissance que nous avons de l’humain nous permet de comprendre que l’homosexualité n’est ni une maladie, ni une perversité, ni une simple pratique, mais véritablement un fait, une réalité que l’on retrouve dans l’ensemble du vivant. On nait et l’on se découvre comme cela. Nous sommes donc dans la normalité humaine. Dés lors, les individus en question peuvent être considérés comme étant discriminés en raison de leur être.
Et ce n’est pas à vous, chère Christiane, que je vais rappeler que l’idée de tare, de perversité, de sous-humanité, ou de sous-citoyenneté, a toujours été exprimée ou sous-jacente quand il fallait refuser des droits aux négres, aux coloniséss, aux femmes¦ et à tant d’autres. Racisme, sexisme, homophobie sont des discriminations du même ordre (…)
« Le couple est d’abord cela : un très beau sentiment qui fonde envers et contre tout, sécurité, stabilité, le soutien réciproque, désir d’enfant et cadre familial. Car il y a cet autre fait : des couples homosexuels existent et ils ont parfois la charge d’élever des enfants. Je pense que l’équilibre psychoaffectif d’un enfant ne se construit pas tant en rapport avec des sexes, qu’en rapport avec des fonctions que l’on peut définir sommairement comme fonction d’autorité et de distanciation, et fonction maternante de grande proximité.
Il est enfin indéniable que le droit positif est favorable aux couples mariés, et protége mieux les enfants de ces couples, que les dispositifs annexes. Les dispositifs hors-mariage n’ont déjà pas la même charge de sacré ni de symbole. Pouvons-nous donc laisser autant de nos concitoyens en basse marge de l’état de droit, et hors d’atteinte du rayonnement de nos symboles ? »