Le film de Caroline Bourgine et Olivier Lichen a été tourné en Guadeloupe en 1995. On y voit des scènes de lewoz, on entend parler Carnot, Guy Konket, Man Soso, Man Geoffroy … Ce document a dormi une dizaine d’années. Dix-huit ans après, le dvd qui en est tiré est un document précieux pour la mémoire de la Guadeloupe (1).
Lorsqu’on demande à Caroline Bourgine pourquoi un point d’interrogation ponctue le titre de son film, voici sa réponse : » A l’époque nous cherchions le titre du film. Gwoka n’était pas suffisant et l’idée du point d’interrogation s’inscrivait dans l’esprit d’Akiyo. J’avais envie de ne pas être aussi affirmative: l’âme de la Guadeloupe. Avec le temps, j’ai appris, comme beaucoup d’autres qu’il n’était pas question d’en douter … »
Ce documentaire est passé sur RFO en 1996, mais jamais sur Guadeloupe 1er, ni France O. Depuis trois ans, il refait surface. On l’a vu au festival de Sainte-Anne en 2011; en 2012 à Paris dans le cadre du festival Africolor, plus récemment à Marseille au festival Babel Med : » Chaque fois c’est émouvant de l’accompagner » dit la réalisatrice, » et de voir à quel point il s’inscrit dans l’histoire de la Guadeloupe mais aussi de constater comment il intrigue ceux qui ne connaissent de la musique guadeloupéenne que le zouk, la biguine et le quadrille. »
Qualifié de musique à vieux négre, le gwoka a été longtemps mis à l’écart. Dérangeant, il effaçait l’image doudouiste de la Guadeloupe, les foulards et les jolis madras, il parlait d’autre chose: de la dureté du travail, de la domination, de la canne à sucre,de la douleur, des injures et de la misère. Mais si le gwoka est aussi présent en Guadeloupe, c’est qu’il pratique aussi l’humour, la raillerie, l’espoir, la force de vie. Il transforme » l’injure en diamant » ce qui a fait de lui et de quelques textes célèbres dans l’archipel, plus qu’une musique.
Le son et les images enregistrés des soirées lewoz et du gwoka d’avant les années 1990 n’existent pratiquement pas. Pas de traces, seulement une transmission de joueurs à joueurs, de parents à enfants, de voisins à voisins, de vieux tambouyés à jeunes tambouyés.
Caroline Bourgine est venue en Guadeloupe travailler à la radio dans les années 1980, déjà passionnée de musiques du monde, elle y a découvert le gwoka. Pour Radio France, elle a réalisé en 1992 deux cd » Soirée lewoz à Jabrun » et « Soirée lewoz à cacao ». Le son était là , mais pas l’image. Elle restituait par le son l’atmosphère du lewoz, la durée, les changements de musiciens, les » frissonnements de la nuit » étaient présents, mais il manquait les visages, l’ expression de ceux qui jouent et dansent. De ce manque est venu le film.
La confiance et la complicité d’acteurs clé du ka ont permis aux réalisateurs de mener à bien ce projet, qui vingt ans plus tard restitue la parole de quelques légendes du tambour guadeloupéen.
Il n’est pas facile aujourd’hui encore de comprendre ni de pénétrer cet univers du tambour qui de Basse-terre à Sainte-Rose en passant par les Grands Fonds du Moule et de Sainte-Anne, a des codes, des principes, des rites qui se livrent pas facilement aux non initiés.
Le film de Caroline Bourgine donne des clés et fait revivre quelques grandes voix du Ka: le passage o๠Man Geoffroy, aujourd’hui disparue, explique ce qu’a été pour elle le « vrai lewoz », ce » quadrille a lewoz dansé en groupe sous le manguier » est une des belles séquences du film, tout comme celle ou Napoléon Magloire explique, en s’aidant du chant, ce qu’est la « repriz ».
Ce qui frappe dans le film est la capacité qu’a eu cette musique identitaire à traverser le temps et les épreuves. » Le problème du ka, c’est le problème du Guadeloupéen », dit dès les premières images Joel Nankin, « on l’a longtemps étouffé ». Etouffé, car personne ne parlait du tambour, même quand il se jouait. Jacqueline Cachemire raconte dans le film, comment elle est allée à la rencontre d’une tradition que personne ne lui a transmis dans sa famille: » Plus tard, dit-elle, mon grand-père, originaire de Sainte-Rose, a répondu à mes questions, mais jamais auparavant, il ne m’avait pas parlé de cette musique. »
Pourquoi ? Le père Céleste donne la réponse en un mot : assimilation, « Il fallait mettre de côté, tout ce qui n’entrait pas exactement dans la culture française. »
Ainsi le gwoka en Guadeloupe, symbolise une culture propre, une identité, une capacité créatrice qui a résisté à l’assimilation complète du pays.
Si le ka vient du fin fond de la nuit esclavagiste et coloniale, le film pose une autre question: o๠va-t-il ? Une tradition trop repliée sur elle-même prend le risque de rester confinée à quelques puristes et s’éteindre. Le documentaire montre les clivages existant entre les musiciens, entre ceux de Sainte-Rose comme Delos et ceux de Pointe-à -Pitre : » Jamais je ne jouerai avec eux, question de tenue, de rigueur dans la manière de lancer un boula … » Le tambour guadeloupéen a aussi ses rigoristes.
Une autre légende, traverse le film, Marcel Lollia dit Velo, on entend son tambour, mais ne le voit pas, sinon sur une image fixe, aucune caméra ne l’a filmé.Tambouyé des rues, semi vagabond, clochard céleste aurait dit Kérouac, il a sa statue à Pointe-à -pitre et plusieurs milliers de personnes ont suivi son enterrement en 1984 : » Vélo n’a pas joué dans les normes, mais il a donné ce qu’il avait » dit Armand Acheron. Tandis que Joà«l Nankin ajoute: » On ne peut pas parler du gwoka sans Vélo, il est le chaînon entre deux générations. »
George Troupe dont le travail et l’école de musique à Sainte-Anne ont eu un apport fondamental pour l’évolution du Ka résume cet autre dilemme : » Il fallait sortir de l’oralité sinon nous étions condamnés à jouer cette musique pour nous-mêmes ; il fallait dépasser le traditionnel, progresser en rigueur et en niveau musical, pour ne pas être voués au folklore et au doudouisme. »
L’objectif est-il atteint ? Des musiciens de jazz se sont appropriés l’instrument et ses rythmes; quelques uns en Guadeloupe voudraient voir le ka, classé au patrimoine de l’humanité et le dossier semble en bonne voie.
Le tambour poursuit sa route dans une société guadeloupéenne forte par ses capacités d’adaptation, mais fragile dans ses structures et dans sa terre.
Le texte déjà ancien de « Guadeloupe malade » chanson célèbre dans tout l’archipel prend sa dimension en ces temps de crise : » faut trouver remède pour sauver pays là … »
(1)
Le film a reçu le prix coup de coeur de l’académie Charles Cros dans la catégorie dvd.
Cette académie, qui porte le nom du poète et ami de Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, est composée d’une cinquantaine de spécialistes de l’enregistrement sonore, de la critique musicale et de la vie culturelle.
Chaque année cette académie décerne plusieurs prix à des oeuvres musicales, des livres de musicologie, des cd et des dvd.