Le musée Schoelcher à Pointe-à -Pitre, en Guadeloupe, a donné carte blanche au plasticien Eddy-Firmin-Ano. Qu’allait faire Ano, porteur d’un questionnement sur l’identité et les sociétés postcoloniales, confronté à l’image tutélaire de Schoelcher qui fut abolitionniste et colonialiste à la fois? En premier lieu Ano a créé un réjouissant néologisme – le cochonialisme – et l’animal qui va avec.
Eddy Firmin affirme avoir dès l’enfance mis en oeuvre des tactiques de résistance. Dans ce cas, investir le musée Schoelcher sans remettre de l’ordre dans l’Histoire était impossible. Il fallait trouver le moyen de mettre l’Art au service de la mémoire, non pas pour « déboulonner » la statue du » libérateur », mais pour la mettre à sa place.
De Schoelcher, auteur du décret français d’abolition de l’esclavage en 1848, est né le schoelchérisme et son discours lénifiant sur la générosité, l’humanisme de la République et du » grand homme ». Une sorte de culte laïque a grandi dans lequel la République s’est tôt fourvoyée en gommant les identités des anciens esclaves, puis en mettant en oeuvre l’ assimilation forcenée à la « mère-patrie. » Nous savons qu’au cauchemar esclavagiste a succédé la nuit coloniale avec son arbitraire et ses injustices.
Pour remettre de l’ordre dans l’Histoire, Ano, a commencé par reproduire sur la façade qui surplombe la cour extérieur du musée un Negmawon d’une dizaine de mètres de hauteur, armé d’une hache et d’un fusil (1) . Un écho visuel et mémoriel à la statue de Schoelcher qui se dresse, imposante en contre-bas, dans la cour du musée. La figure de Schoelcher et celle du Negmawon se répondent, le « libérateur » et le rebelle. Le message est clair, l’un n’a pas attendu le décret de l’autre pour prendre sa liberté.
On ne refera pas l’histoire du schoelchérisme, qui d’ailleurs, ainsi que le dit Ano, n’existe plus. L’artiste refuse en effet de se positionner dans le débat qui traverse le catalogue de l’exposition, il crée des formes, joue avec les mots, détourne des matériaux, travaille, fait son métier et commente peu.
Le débat existe pourtant. Mathieu Dussauge, conservateur du musée, tente d’établir une complicité entre l’abolitionniste et l’esclave révolté, il entretient la flamme du libérateur; tandis que le critique Jocelyn Valton dans le même catalogue, ne laisse aucune chance à celui qui a pu être décrit comme « l’Apotre », auquel la race noire devrait avoir « une pieuse reconnaissance ». Reconnaissant de quoi ? Valton insiste en lettres grasses sur les indemnisations financières votée en 1848 par l’assemblée nationale aux planteurs. L’Etat indemnisant les esclavagistes ! Les planteurs avaient à cette époque déjà , de solides appuis au pouvoir, pour obtenir une pareille mesure, accordée au nom de l’inusable et intemporel « réalisme économique. »
j’utilise du colon de cochon … »
Ainsi rue Peynier, à Pointe-à -pitre, un Negmawon se dresse vigoureux au-dessus de la statue du libérateur Schoelcher. Si comme le dit Ano, le schoelchérisme n’existe plus, tout porte à croire en revanche que le cochonialisme lui a survécu.
L’exposition se poursuit à l’intérieur du musée. Au milieu des pièces de cette collection Schoelcher si hétéroclite, don fait à la Guadeloupe pour établir les bases d’un musée à la mémoire du » grand homme » se dresse une imposante cochonne luminescente, faite de résine et de fines feuilles de papier hygiénique superposées. Quel mauvais go ût, une cochonne dans un musée ! Mais le bon go ût n’est-il pas l’ennemi de l’art ? (2)
La cochonne en résine et papier toilette n’invite pas à nous pencher sur le passé, mais sur présent. Avec elle, Ano veut nous entretenir » des nouveaux modes d’existences économiques et culturels dans une société post-coloniale. »
« Pour discourir de la cochonnerie que sont toutes les colonisation, j’utilise du colon ( boyau) de cochon » insiste l’artiste.
Du colon, du papier toilette, de la résine, le tout façonnés par l’artiste donne forme à cet animal, lourd, pesant vaguement ridicule. Ses mamelles remplies trainent au sol comme ceux d’une louve romaine dégénérée et obèse. L’une évoque la fécondité et la protection, l’autre l’abondance factice et destructrice. Ce cochon qui serpente au milieu de la collection Schoelcher dit: » voilà ce que nous sommes devenus un siècle et demi après l’abolition. » Nous, c’est nous tous, les post-colonisés, les post-colonisateurs et les nouveaux venus. Le cochon difforme avale et digère tout : les containers, les jus de fruits trop sucrés, la consommation sans dicernement, la terre polluée au chlordécone, les embouteillages aux heures de pointes, le fléchissement des valeurs, seul compte de nourrir la bête.
Ce cochon dérange, c’est le cas de le dire, il interpelle tout un chacun pour lui demander quel rôle il s’attribue dans le carnaval du réel. Bon ou mauvais rôle, à chacun le sien !.
L’indécente truie cochonialiste ne clot pas le cheminement auquel invite Ano. Dans une autre salle le plasticien en appelle au fantastique et à la légende pour nous extirper du réel inconfortable. » O๠fuir et resister sur une île grande comme une tête d’épingle, sinon en dedans de soi-même ? » interroge-t-il.
Le soukounyan mythe populaire en Guadeloupe, qui se transforme la nuit, change de peau, s’abreuve de l’énergie de ses victimes, est celui qu’il fallait. Le soukounyan se métamorphose, il se trouve là o๠on ne l’attend pas, il est effrayant et familier, on le craint tout en éprouvant une certaine affection pour lui.
Le soukounyan selon Ano, symbolise la résistance discrète de la société créole, faite de ruses, de « masko » de contournements et de renoncements aussi.
Le soukounyan est-il la réponse au cochonialisme qui pétrit le quotidien ? La question offre tous les champs de réponses possibles et pose des limites: à force de contournement et de « masko », le risque n’est-il pas de se perdre ?
Cette carte blanche à Ano, n’est pas innocente. Elle est à la fois le signe de l’existence et de la maturité d’une génération d’artistes contemporains en Guadeloupe. Ils existent, ils peuvent, ils doivent déranger les conformismes établis, pour poser en d’autres termes les interrogations qui traversent l’archipel guadeloupéen, mais pas lui seulement.
Le cochonialisme de Ano, alliant l’humour et le mauvais go ût est efficace, il décrit une relation économique et culturelle au monde qui, malheureusement, dépasse les rivages de l’archipel.
Nous sommes tous confrontés, ici et ailleurs, par delà nos propres contradictions, à la voracité, à la consommation, à l’abondance destructrice. La truie cochonialiste exige de nous, d’y réfléchir et de nous positionner.
L’art contemporain en Guadeloupe étouffé par le conformisme ambiant, les conventions et la facilité, prend avec cette exposition au musée Schoelcher sa dimension d’outil de résilience et de compréhension du monde.
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24 rue Peynier Pointe-à -pitre
Guadeloupe,
(1) Reproduction du negmawon d’après une gravure du 18em siècle de William Blake, peintre et poéte britannique, l’un des premiers à révéler par ses gravures les relations entre maitres et esclaves au Surinam. Il donna à voir des Negmawons, mais aussi la cruauté et les persécutions faites aux Noirs.
(2) « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon go ût » la phrase est de Marcel Duchamp.
Marcel Duchamp, (1887 – 1968) peintre, plasticien, homme de lettre, il a influencé tous les courants de l’art contemporains en Europe et aux USA, aux XXem siècle. Grand amateur de jeu d’échecs et de jeu de mots. Le néologisme cochonialisme lui aurait sans doute plu.