La presse régionale est souvent jugée superficielle, trop populaire, voire populiste. Avec ses qualités et ses défauts elle est miroir de la société. Cette semaine l’édition guadeloupéenne de France-Antilles a traité deux sujets : la santé mentale des Guadeloupéens et les risques liés à l’utilisation massive de pesticides neurotoxiques. Rien de commun en apparence entre les deux sujets et pourtant !
Un neurotoxique agit sur le système nerveux, il peut provoquer des troubles de la vue, des sens, de la mémoire et du comportement. Si vous cherchez comme nous l’avons fait à Perspektives une définition du mot » neurotoxique », c’est à peu près ce que vous trouverez et beaucoup plus si vous êtes curieux et passionné par le sujet.
Etablir un lien entre les troubles psychiques que rencontreraient, selon les chiffres officiels, plus de 30 % de la population de l’archipel guadeloupéen et l’utilisation massive de pesticides » à risques », n’est pas démontré, ni démontrable à ce jour.
Toutefois ces deux sujets traités à 24h d’écart par le journal régional nous sont apparus, sinon comme une évidence, au moins comme une question à poser. Et si la relation existait ?
Le nombre de personnes souffrant de troubles psychique est supérieur de cinq points en Guadeloupe à ceux de l’hexagone et le nombre d’hospitalisations d’office est très largement supérieur à la moyenne nationale. Pourquoi de pareils chiffres sur un petit territoire ? On ne peut écarter la question d’un revers de main.
Le dernier rapport publié par un laboratoire indépendant, l’Eceri crée par le professeur Belpomme, le premier a avoir alerté sur le chlordécone, n’est pas rassurant. Trois des cinq pesticides utilisés dans les plantations de bananes en Guadeloupe et Martinique sont jugés très dangereux par l’Eceri. » Le propiconazole et le difénoconazole sont potentiellement cancérigénes et neurotoxiques, ils peuvent toucher le système nerveux … »
Tandis que le gardian selon la même étude » altère la fertilité et présente des risques pour le foetus. » Voici donc un énième cri d’alarme lancé contre une industrie agricole grande consommatrice de produits chimiques, sans état d’âme au regard de la santé publique et de l’environnement avec pour seuls objectifs la productivité et la rentabilité d’une filière par ailleurs très largement subventionnée par des fonds publics.
Le principe de l’habilitation de produits dangereux par les pouvoirs publics en Europe ou ailleurs dans le monde repose sur la notion de « risque acceptable ». C’est vrai au Canada, en France et dans la plupart des pays. La question est de savoir à quel niveau placer ce « risque acceptable » sachant que la fabrication, la distribution et la vente de ces produits sont adossés à de puissants groupes industriels qui pratiquent le lobbying et dégagent des revenus importants de leurs activités.
Pour le difenoconazole autorisé à ce jour, au Canada comme il l’est en France l’agence de réglementation de la lutte antiparisitaire canadienne écrit : » le principe est que l’utilisation de ce produit n’entraine pas des risques inacceptables pour les personnes et l’environnement … » Dans une phrase encore plus vague l’agence précise qu’elle » mesure et évalue les incertitudes associées aux prévisions concernant les répercussions liées à l’utilisation du produit. »
Il s’agit donc, pour ceux qui autorisent l’utilisation de ces produits » d’évaluer des incertitudes associées à des prévisions ! » En somme, ils mesurent la part de risque à partir d’incertitudes et de prévisions.
Si les ingénieurs et les techniciens chargés de ces « évaluations » n’ont aucun doute sur les habilitations qu’ils accordent et les risques pour la population, tant mieux pour eux, mais leur métier ne doit pas être facile tous les jours …
Les industriels, les agro-industriels défendent parfois avec aveuglement leurs entreprises et leurs activités. C’est le cas de Eric de Lucy, président de l’UGPBAN ( groupement des producteurs de bananes Guadeloupe et Martinique) lorsqu’il a lancé dans la presse un « C’est ridicule! » au rapport de l’ECERI.
Mais comment sait-il que c’est ridicule ? A-t-il mesuré la part de risque acceptable et la part de risque inacceptable pour maintenir la production bananière au niveau o๠il l’entend ? Sur le chlordécone, sur l’épandage aérien ( aujourd’hui interdits) son discours était comparable. Et le résultat est là , des interdictions tardives contre lesquelles les producteurs se sont opposés jusqu’au bout font qu’aujourd’hui la pêche est interdite sur plusieurs côte en Martinique et Guadeloupe, le poisson contenant des pesticides.
Les planteurs de bananes continuent aujourd’hui en se posant en victimes – « en irréductibles de la banane » – et en se payant dans la presse des pages de publicité, cofinancées d’ailleurs par l’Union européenne. La question n’est pas de renoncer à la production bananière mais de dire que la société civile est en droit de demander des comptes sur les conditions de cette production et son impact sur la santé et l’environnement. Le directeur de l’UPBPAN, Philippe Ruelle est un peu plus mesuré lorsque dans le même article il déclare que les producteurs » travaillent aussi à des alternatives au chimique. » S’ils y pensent, c’est bien qu’il y a un réel problème.
Face aux industriels, aux agro-industriels et à leur lobbies, la société civile doit s’exprimer et faire entendre un autre son de cloche. Quand le médicament est plus dangereux que la maladie, attention !
Si pour soigner la cercosporiose du bananier, maintenir un tonnage, on porte atteinte à la santé de la population, le co ût final, public et privé, risque d’être élevé, trop élevé, dire cela n’a rien de » ridicule ».
Au contraire, il faut en parler et ne pas traiter par le déni ou le mépris ce qui peu à peu devient une réalité et un fait de plus en plus avéré : la terre des Antilles est malade des pesticides.
La terre est malade, la pêche est interdite dans les rivières, sur plusieurs zones cotière, c’est démontré. Et qu’en est-il de la population ?
Etablir un lien entre les cas de cancers, la fertilité, les troubles psychiques rencontrés dans la population et l’emploi de pesticides neurotoxique sera excessivement difficile. Les défenseurs de l’environnement vont s’y attacher, mais la partie adverse mettra en oeuvre ses avocats pour démontrer le contraire ou tout au moins l’impossibilité d’établir la preuve du lien. S’ils gagnent ce sera une victoire à la Pyrrhus, ils en sortiront sans les honneurs et avec un poids moral lourd à porter.
Mais il n’est pas s ûr qu’ils gagnent, la justice et les institutions ne sont pas toujours aveugles, la récente décision du conseil d’Etat qui a rejeté le pourvoi en cassation du ministère de l’Agriculture, complice des producteurs de bananes, contre les associations ( Envie – Santé, Asfa et Amazona ) à propos de l’épandage aérien, en témoigne. Le juge a estimé que le tribunal administratif de Basse-Terre n’avait pas commis d’erreur en invalidant l’arrêté de la préféte de la Guadeloupe qui autorisait l’épandage aérien, il a reconnu » le risque environnemental et de santé » et il a confirmé que « les précautions prises dans les arrêtés préfectoraux, étaient insuffisantes. »
Les conclusions du juge ne sont pas du tout » ridicules »!