Au Brésil, le mythe de la  » démocratie raciale » est confronté à  la réalité des inégalités

Historien brésilien, Aderivaldo Santana apporte un éclairage sur les questions non réglées qui traversent les sociétés postsclavagistes, celles de la couleur et des inégalités. Il est en Guadeloupe pour deux conférences-débats (1 ) à  la médiathéque de Port-Louis à  l’invitation des Amis du Monde diplomatique.

 – PERPEKTIVES: Vous avez travaillé sur les sociétés esclavagistes au Brésil. Il est dit dans l’histoire officielle brésilienne que l »esclavage a été moins violent qu’aux USA ou dans d’autres pays et a permis l’ascension sociale des anciens esclaves et des métis. Est-ce vrai ?.

ADERIVALDO RAMOS DE SANTANA : « Tout d’abord, je voudrais vous remercier de m’avoir invité à  traiter des thèmes qui sont à  la fois des sujets de recherches et une part de ma vie.

Je ne pense pas que l’esclavage au Brésil a été moins violent qu’aux USA ou dans d’autres pays et qu’il a mieux permis l’ascension sociale des anciens esclaves et des métis, parce qu’il est certain que l’esclave était une des pièces principales d’un système établi sur la base de la violence. Qui assumait une configuration différente entre la campagne et la ville, entre le champ et la maison. La condition de vie différenciait l’esclave domestique, de celui qui était journalier et de celui qui travaillait la terre. Mais à  partir de mes recherches j’ai compris que la violence capable de réduire un homme en esclave, soi-disant  » pièce « , n’a pas enlevé de ce dernier, la force et l’intelligence qui le rendait maître de son destin. Au contraire de ce que pouvaient penser certains maîtres, l’esclave ne se voyait pas comme une bête. Il était capable de réagir, de s’organiser, de se révolter, de s’adapter face à  l’inconnu. Les esclaves étaient capables de tous les jeux de comportement propres à  tous les êtres humains.

P. Peut-on dire que le blanchiment de la peau et de la société au XXIem siècle encore, est un idéal collectif non dit de la société brésilienne ?

ARS : « Je ne dirais pas cela car on voit, de plus en plus, les noirs brésiliens qui s’affirment en tant que tels et qui sont très fiers de leur négritude. Je dois quand même vous expliquer que le mythe de la démocratie raciale au Brésil n’est pas né avec l’oeuvre de Gilberto Freyre intitulée « Maîtres et esclaves : la formation de la société brésilienne » (1933) mais que c’est à  partir de ce texte capital que le concept acquiert un statut  » scientifique « . Le mythe en question s’appuie sur l’idée qu’au Brésil, le rapport entre l’esclave et son propriétaire est différent de celui qui a existé en Amérique du Nord (même si ceci n’est pas totalement conforme à  la vérité). L’esclavagisme brésilien, moins violent, aurait permis l’ascension sociale du métis. Celui-ci, mélange du blanc européen avec le noir africain ou l’amérindien, représenterait le mélange racial proprement brésilien. Il illustrerait l’homogénéisation en cours de la population du pays. Ceci est bien beau en théorie mais il saute aux yeux que le métissage est loin de concerner l’ensemble de la population. Un grand nombre de noirs reste en dehors de ce mélange racial. Et il en va de même pour la plupart des indiens survivants. Ces deux groupes restent marginalisés et, de plus, ils sont souvent stigmatisés. D’ailleurs personne n’a vraiment cru au métissage. Tout au long des XIXème et XXème siècle, les intellectuels et les politiques brésiliens ont misé sur une immigration d’européens blancs capable de blanchir le pays. Quid pour eux du métissage ? Ces idées de blanchiment puis de démocratie raciale n’en ont cependant pas moins eu une grande importance pour ce qui est du sentiment national des Brésiliens. Cependant la conviction que le métissage biologique entraînerait le métissage sociologique est maintenant bien enracinée. »

P.Quelle est la place des Amérindiens, des Noirs, des Blancs descendants des colons et des métis ? L’idéal de société métissée, créole, au final ne produit-il pas de l’exclusion ?

ARS: « Le Brésil est un pays relativement jeune, d’un peu plus de 500 ans, si l’on part de sa  » découverte  » par le portugais Pedro Alvarez Cabral en 1500, et de 192 ans, si on considère qu’il naît avec la déclaration de son indépendance en 1822. La population actuelle du Brésil comprend des descendants d’indiens, d’européens, d’asiatiques et d’africains. Conjuguer de manière démocratique les caractères divers résultant de ces origines variées est un des problèmes non résolus du Brésil d’aujourd’hui. Au milieu du XIXème siècle, l’Institut d’Histoire et de Géographie Brésilienne (IHGB) avait choisi l’Indien comme modèle de l’identité nationale et à  la fin de ce même siècle, le métissage était vu comme une menace pour le progrès du pays par les membres de son élite qui associaient progrès et Europe. Ceux qui pensent que les idées de démocratie raciale sont apparues seulement avec les thèses de Gilberto Freyre dans les années trente, n’ont pas entendu parler de Carl Von Martius. Cet allemand a gagné le premier concours de thèse, organisé par l’IGHB en 1840. Le thème choisi en était:  » Comment écrire l’histoire du Brésil ? « .

Martius y abordait la possibilité d’une harmonie entre les trois  » races  » formant le pays. Mais c’est seulement dans les années trente que le métis devient une icône nationale. Celle-ci s’impose à  travers la samba, la capoeira, le candomblé, le syncrétisme religieux, le chamanisme et le football. Ces formes culturelles font cependant comme s’il n’existait pas, dans la réalité brésilienne, de profonds déséquilibres économiques et sociaux dus à  la composition raciale de certaines couches de la population. Peut-on dans ces conditions continuer à  prétendre à  une identité nationale intégrant l’apport de toutes les composantes de la population? Le mythe d’un Brésil né des rencontres entre plusieurs cultures et civilisations et débouchant sur le métissage racial n’a fait qu’occulter les profondes divisions du pays. »

P. Que pensez-vous de l’expression « racisme cordial » que l’on a vu apparaître à  propos du Brésil pendant la coupe de monde ?

ARS : « Le mot cordial est attaché à  l’identité brésilienne et pour comprendre cet attachement il faut connaître l’oeuvre de l’historien Sérgio Buarque d’Hollanda, plus particulièrement son essai  » Racines du Brésil  » publié 1936. Le racisme  » à  la brésilienne  » lié à  l’idéal du blanchiment a fait que l’identité des noirs a été niée tandis que la supériorité du  » blanc  » et du  » métis  » ont été mises en avant. Il en résulte que les Brésiliens aiment se présenter en ce qui concerne la couleur de leur peau selon des nuances qu’on a peine à  imaginer en Europe. Après inventaire, le nombre de ces nuances est de 192. Tout plutôt que de se déclarer  » noir « . Le refus de s’identifier comme noir représentait une difficulté pour qui voulait implanter une politique de quotas visant à  faciliter l’accès des minorités défavorisées à  l’enseignement supérieur. A ceci, il est opportun d’ajouter que les institutions officielles comme le sont les préfectures, la police et les bureaux de recensement n’offrent à  choisir qu’entre trois catégories : la noire, la métisse et la blanche. Les mouvements noirs revendiquaient qu’une seule catégorie soit faite des deux premières, ce qui entraînerait que les quotas correspondant à  cette catégorie deviendraient de loin les plus importants. La mise en oeuvre d’une action positive au Brésil n’à  donc rien de facile.

On sait bien que les pratiques contemporaines du racisme n’ont pas besoin du concept de race. La plupart des pays occidentaux recourent au racisme anti-noirs et anti-arabes, pour vous en donner des exemples, sans jamais utiliser les concepts de races supérieure et inférieure, il leur suffit d’avancer des concepts de différences culturelles et identitaires. Le racisme est donc une idéologie capable de parasiter n’importe quel concept. Pour le combattre, il n’existe qu’une voie : proposer une relation égalitaire à  tous les niveaux à  partir d’une éducation qui respecte les différences en tant que telles. »

P. Existe-t-il au Brésil, comme il en existe en Guadeloupe et dans la Caraïbe des mouvements africanistes qui revendiquent l’origine africaine des Noirs du  » Nouveau Monde » ?

ARS:  » Oui, le premier mouvement pour la valorisation de la population afro-brésilienne, appelé Front Noir (Frente Negra) est né à  Sà£o Paulo aux années 1920, mais c’est seulement à  partir de 1978, dans un contexte marqué par la dictature militaire, qu’on connaîtra celui qui aura le plus d’ampleur dans le plan national, le Mouvement Noir Unifié (MNU). A caractère mobilisateur, il a revendiqué des meilleures conditions de vie pour les afro-brésiliens et cela se faisait en mobilisant l’opinion publique et en l’incitant à  participer à  ses manifestations, à  distribuer des tracts informatifs sur la condition des noirs au brésil. Sur le plan symbolique, une des premières conquêtes du MNU fut la reconnaissance du 20 novembre comme jour de la  » conscience noire brésilienne « .

Le choix de cette date porte sur le jour de la mort de Zumbi, leader africain, le chef rebelle d’une des plus grandes révoltes d’esclaves marrons, concentrés dans un endroit appelé Quilombo dos Palmares, au XVII siècle. Plus récemment, en 2003, l’ex-président Luis Inà¡cio Lula da Silva, a signé une loi obligeant l’enseignement de l’histoire de l’Afrique et de la population afro-brésilienne dans le système éducatif. Ceci est aussi une victoire des mouvements noirs au Brésil. »

P. La politique des quotas en faveur des « groupes défavorisés » menée depuis une dizaine d’année et qui recoupent les clivages raciaux au Brésil a-t-elle des effets visibles dans l’administration et l’accés à  l’enseignement supérieur ?

ARS: » Oui, surtout en ce qui concerne l’accès à  l’enseignement supérieur. Moi-même, j’ai pu bénéficier d’une bourse d’études grâce au programme d’action positive mis en place par l’Université Catholique de Rio de Janeiro en 1993. Donc, la première expérience d’une politique de quotas à  Rio de Janeiro naquit dans un établissement privé. Mais il est important de savoir qu’après plus de 10 ans, depuis le début du débat autour des actions positives, et d’une loi de création de quotas (loi 12.711/2012) pour faciliter l’accès des noirs aux universités publiques, il est possible maintenant de vérifier dans les faits les résultats de ces initiatives. Cette loi est aujourd’hui appliquée sur tout le territoire national. Actuellement, on compte plus 60 universités publiques qui ont mis en place des systèmes d’accès par quotas (de 50%) et, depuis ces huit dernières années, environ 20 mille jeunes bénéficiaires de cette initiative d’actions positives, ont conclu leurs études. Ce succès reste néanmoins ponctuel. Il ne touche qu’un nombre restreint de personnes. Pour atténuer les inégalités socio économiques existantes, pour essayer de faire entrer en relation les divers groupes composant la société brésilienne, pour tout ce que nous avons vu et qui fonde l’action positive, il serait bon d’en étendre les principes actifs. Dans le domaine du travail, il faudrait préparer de façon spécifique les jeunes défavorisés à  entrer dans les modèles en vigueur. Les urbanistes devraient pour leur part avoir le souci de désenclaver les ghettos existant ou en formation. On voit partout ériger des murs sensés protéger contre l’insécurité. Le civisme pourrait peut-être exister entre des gens qui ne s’ignoreraient plus derrière leurs murs et devant les écrans qui vont avec, si ces mêmes personnes avaient l’occasion de se parler dans ces lieux de parole que sont les écoles, les lieux de travail et surtout les espaces de loisir. C’est cette perspective qu’ouvre l’action positive.

P. On a vu avec l’affaire de Fergusson que les Etats-Unis n’ont pas réglé la question raciale, diriez-vous que le Brésil est en meilleure voie ou pas pour la régler, l’apaiser ou la  » transcender » ?

ARS: « Pas forcément, et je crois que les questions ultérieurement répondues démontrent bien cela. Ce qu’il faut savoir c’est qu’aux Etats-Unis et au Brésil, l’exclusion sociale, les préjugés ethniques, voire  » raciaux,  » empêchent les moins favorisés au départ d’accéder à  une meilleure condition de vie. Actuellement, les communautés de quilombos (descendants des esclaves marrons) espèrent pouvoir obtenir du gouvernement, la reconnaissance de la propriété de leurs terres. Dans les villes, la guerre des religions, entretenue par diverses maffias, s’attaque aux « terreiros » du candomblé (lieu de culte religieux). On détruit épisodiquement ces centres de culture populaire comme cela a été le cas, en 2008, pour le Jongo du Serrinha dans le quartier de Madureira, zone ouest de l’état de Rio de Janeiro. Le constant débat sur les politiques d’action positive montre que les progrès dans le combat du racisme n’ont pas été suffisants pour faire prendre conscience à  la population brésilienne dans son ensemble que l’égalité dans l’éducation publique pour tous est une urgence en plus d’être juste. »

Propos recueillis en ligne par Didier Levreau

(1) Les deux conférences-débats ont lieu à  la médiathèque de Port-Louis:

– Vendredi 10 octobre 2014 à  19h00 : le film « Raça » suivi d’un débat sur la question raciale au Brésil

– Samedi 11 octobre 19h30 : l’esclavage au Brésil

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour