Qu’est ce que le Macte, ce lieu de mémoire de l’esclavage, en Guadeloupe, ouvert au public depuis le 7 juillet ? Aboutissement et début de quelque chose de neuf pour certains, édifice trop cher pour d’autres ou pas assez explicite sur les responsabilités de la traite négrière; ou encore, un lieu qui viendrait nourrir la » complainte victimaire » dont les descendants d’esclaves n’arrivent pas à se défaire. Impressions …
D’abord il y a le lieu et l’espace. A l’entrée de la darse de Pointe-à -pitre, Darboussier est le nom laissé par un contrebandier, Jean Darboussier, né dans le sud de la France en 1739 et arrivé en Guadeloupe en 1770. Il a fait fortune dans le commerce maritime avec la Nouvelle Angleterre et New-York, puis fondé une vinaigrerie. A la fin de sa vie il a construit une maison sur ce qui est devenu aujourd’hui avec le Mémorial acte, le Morne Mémoire.
Darboussier ensuite. Le site est celui de l’usine sucrière inaugurée en 1869, en pleine révolution industrielle, possession de la famille Souque qui contrôlait déjà l’usine Beauport à Port-Louis. L’usine a employé jusqu’à 700 ouvriers. Ernest Souque, un blanc-pays est né en 1831 à Anse-Bertrand et fut président du conseil général en 1904. L’usine Darboussier , quoique postérieure à l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe n’est pas le symbole d’un » paradis tropical perdu »: lieu de travail et de solidarité d’une classe ouvrière post esclavagiste , ce fut un lieu de souffrance pour les uns, d’émancipation pour d’autres et d’enrichissement pour quelques- uns, jusqu’au déclin progressif de l’industrie sucrière et la fermeture en 1980.
Trente-cinq ans après la fermeture de l’usine, sur ce lieu de travail o๠durant un siècle, tant de vies se sont affrontées, aimées, entraidées et combattues se dressent, dans un espace devenu public, le Mémorial acte, entrelacements de racines d’argent sur socle de granit noir, constellé de minuscules éclats brillants qui figurent les âmes des esclaves dont le travail a construit ce pays . Le public, tout un chacun, peut aller en ce lieu aujourd’hui pour songer, pour flâner pour plonger son regard, en fin de journée, sur la résille d’argent et la Basse-terre au loin, quand » Le soleil enfonce l’ultime banderille, au sein tout frissonnant du grand taureau marin » (1). Du haut du Morne Mémoire, les couchers de soleil sont magnifiques.
Un bel espace. La Guadeloupe n’en manque pas, elle abrite toujours sur son littoral et ses terres des merveilles d’harmonie et d’équilibre , mais l’urbanisme et le béton ont si souvent massacré et rendu disgracieux les paysages, qu’il faut reconnaitre là la réussite d’un projet qui pourrait être le point de départ d’un vrai souci d’aménagement urbain respectueux des équilibres.
Le chemin était étroit et les critiques inévitables. Comment restituer cette mémoire de l’esclavage alors qu’elle a laissé si peu de traces excepté dans les esprits ? Le Macte est destiné au grand public guadeloupéen , aux caribéens des îles voisines, mais aussi – et surtout – aux voyageurs de passage, croisiéristes américains et européens et vacanciers divers puisque l’intention de ses initiateurs est d’en faire un axe fort d’un tourisme culturel et mémoriel dans l’archipel. A un prix d’entrée fixé à 15 euros.
Donc le Macte n’est pas un lieu d’érudition pure, ni de polémique sur la compréhesion et l’interprétation des faits historiques, c’est un lieu consensuel dans lequel chacun doit se retrouver: le blanc et le noir, l’européen et l’américain, le descendant d’esclaves et le descendant de blanc-pays. L’équation n’est pas facile, elle peut le devenir si on en appelle à Frantz Fanon qui écrivait dans » Peau noire, masques blancs : » Le nègre n’est pas. Pas plus que le blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naissent une authentique communication … »
Plus de 50 ans après la publication de ce livre, on sait que ce n’est pas gagné, les derniers crimes racistes qui se sont produits aux USA en témoignent; mais un » outil » comme le Macte avec ses qualités et ses défauts peut aider à avancer.
La parole permet de progresser, pas le déni, ni l’imprécation. On retiendra de la scénographie que les résistants à l’esclavage ( Ignace, Delgrés …) pèsent autant que les abolitionnistes ( Schoelcher …) ce qui n’est que justice. Il y a depuis longtemps un musée Schoelcher en Guadeloupe, il n’y a jamais eu de musée Delgrès.
Donc le Macte est un espace de déambulation intelligente et sensible o๠les objets, les images, les mots, la scénographie, l’obscurité et la lumière, les oeuvres d’art contemporain, les sons, celui des canons et des gémissements se mêlent pour capter l’attention, la sensibilité et les émotions du visiteur. Cela fonctionne plutôt bien avec quelques dissonances : pourquoi une telle et spectaculaire place donnée aux corsaires, une telle scénographie aurait pu être mise au service d’un épisode plus significatif du passé : Matouba par exemple. Mais sans doute a-t-il fallu faire des choix !
Disons qu’une seule visite n’est pas suffisante pour saisir l’intégralité de la synthèse historique et émotionnelle qui est proposée. Du somptueux arbre de l’oubli (2) autour duquel tournaient les africains vendus, jusqu’au discours de Martin Luther King en passant par la résistance que les Kalinagos, premiers habitants de la Guadeloupe, ont opposés aux Espagnols, premiers occupants de la Guadeloupe, le chemin est long. Deux heures au minimum sont nécessaire pour s’imprégner du lieu.
» J’ai éloigné les poncifs, je n’ai pas voulu être esclave de l’esclavage, il s’agissait de mettre cette histoire à distance pour dire que cela ne se reproduise plus … » a déclaré, dans un entretien au site du Monde, Bruno Pedurand, l’un des quatre artistes dont les oeuvres se mêlent à la scénographie . « Je n’ai pas l’impression d’être englué dans le passé » dit la chorégraphe guadeloupéenne Chantal Loïal. Et la plupart de ceux qui ont fait la visiste non plus !
Le Macte n’est pas un musée. Depuis qu’il a ouvert au public, le 7 juillet, hormis l’exposition permanente et la scénographie déjà évoquée, d’autres occasions de s’y rendre se sont présentées . Gilda Gonfier et François Régent sont allés parler de leur livre » Libre et sans fers » et du rétablissement de l’esclavage en 1802 par Napoléon-Bonaparte. Quelques jours plus tard Jesse Jackson le leader noir américain, militant des droits civiques a visité le Macte et pris la parole sous la résille d’argent. Un voyage dans le temps entre 1802 et 2015.
1802, marque un épisode tragique de l’histoire de France, connu en Guadeloupe, mais peu connu dans l’hexagone. Lorsqu’on parle de réparations de l’esclavage l’un des premiers gestes serait d’appréhender autrement quelques-uns des » héros » de l’histoire de France . Récemment pour la commémoration de Waterloo il a été souvent question de Napoléon dans les médias sans que soient toujours évoqué le rétablissement de l’esclavage, ni l’échec de Napoléon à Haïti. Ce qui s’est passé en 1802 n’est pas anodin dans l’histoire de France.
» L’esclavage est à l’origine du racisme actuel » déclarait au début du mois de juillet Christiane Taubira dans un entretien accordé à l’ Express. Outre le fait de rétablir l’esclavage en 1802 après huit ans d’abolition (3) le nouvel arrêté initié par Napoléon introduit la barrière de la couleur et une ségrégation raciale qui n’existaient pas de façon aussi formelle avant la première abolition. En 1802, l’article 1er décrète : » … le titre de citoyen français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par les blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre … » Dans ce texte, les Noirs et les métis libres sont exclus de la citoyenneté. L’administration de Napoléon inscrit dans la loi pour une durée, qui sera heureusement limitée, la supériorité d’une couleur sur une autre ! C’est l’ invention de l’apartheid. Sa défaite puis l’abolition de l’esclavage en 1848 y mettent un terme mais cette mesure a laissé des traces tout au long du 19em siècle et au 20em encore. Que serait devenue la Guadeloupe si Napoléon n’avait pas perdu la guerre et s’il avait conquis l’Europe ? Vue de la Guadeloupe, département français d’Amérique (DAF), Waterloo n’est pas une défaite, mais une victoire contre le rétablissement de l’esclavage. Cette évidence lorsqu’on vit et respire de ce côté ci de l’Atlantique, ne l’est pas forcément vue de l’autre côté par méconnaissance et à cause d’une lecture tronquée de l’histoire nationale. Le » mythe Napoléon » a la vie dure.
La visite et le discours prononcé par Jesse Jakson au Macte sont des symboles . Le leader noir américain serait-il venu en Guadeloupe sans le Macte ? Plus ou moins prévue depuis plusieurs années, c’est l’ouverture du Macte qui a forcé sa décision. Le Mémorial place de fait la Guadeloupe en position de leadership quand Jesse Jackson déclare que de tous les » musées » consacrés à l’histoire de l’esclavage qu’il a visité – aux Etats-Unis et en Europe – celui de Pointe-à -pitre est le plus abouti.
Son propos est un hommage à ceux qui l’ont conçu et charge d’une lourde responsabilité ceux qui ont la charge de le faire vivre, d’en préciser la finalité, d’éveiller l’intérêt et la curiosité de tous les publics potentiels. Les conquis, les » tièdes » et les réticents .
Jesse Jackson, deux fois candidat à la primaire démocrate en 1984 et 1988 a ouvert la voie à Barack Obama pour qu’un noir devienne président des Etats-Unis. En 2015, la question raciale n’est pas réglée aux USA, mais du chemin a été parcouru. On peut en dire autant pour l’Europe, la France et la Guadeloupe. Accueilli par un public conquis d’avance le révérend Jackson a su parler aux Guadeloupéens de leurs héros; de leur histoire, il leur a dit qu’il ne fallait pas lâcher, rester debout et garder l’espoir quoiqu’il arrive. Il y a eu quelques moments d’émotion et des frissons sur les peaux noires et blanches.
Un moment fort si l’on pense au rivage qui vit défiler des bateaux négriers, au terrain o๠se dressa une usine à sucre et ce lieu de mémoire aujourd’hui sur lequel vient s’exprimer un militant des droits civiques américains. Les histoires se nouent, se croisent et se prolongent. L’édification du Mémorial acte à Pointe-à -pitre n’est pas une fin mais le début de quelque chose de neuf. C’est ce qu’on peut lui souhaiter.
(1) Extrait de « L’Oeil » poème de Sony Rupaire
(2) oeuvre de l’artiste africaine Pascale Marhine Tayou
(3) En 1794 un décret de la Convention nationale de la France révolutionnaire avait aboli l’esclavage et donné la citoyenneté à tous les nouveaux libres sans distinction. En 1802, Napoléon, sous la pression des colons, est revenu sur ces mesures de liberté. Il faudra attendre 1848 pour voir la » deuxième abolition », qui fut moins « révolutionnaire » que la première puisqu’elle indemnisait les propriétaires d’esclaves.