« Une Aube de vie » est le récit d’une enfance guadeloupéenne écrit par Raymond Boutin. Il s’agit de la sienne, à Petit-Canal dans l’immédiat après-guerre quand la Guadeloupe n’avait pas encore basculé dans la » modernité » et la consommation. Un récit tendre et parfois rude, pas nostalgique.
Raymond a un double, Cyprien, les deux sont vrais mais ne recouvrent pas les mêmes mondes. Cyprien est un prénom de savane que ne connaissent que ses vieux amis et ses plus anciennes connaissances, c’est celui de Petit-Canal et du monde rural dans lequel il est né. Raymond est le prénom de l’enfant qui alla poursuivre ses études au lycée Carnot à Pointe-à -Pitre, puis devint professeur d’histoire.
Une enfance très guadeloupéenne donc sous le signe de la dualité que l’auteur a vécu dans son être , mais aussi dans sa famille, dans sa culture. Au delà de cette double enfance le récit décrit une part de la Guadeloupe de ces années d’après-guerre, tissage de relations familiales et sociales si particulier.
« Oui, j’habitais deux prénoms, comme d’autres habitent deux maisons, deux chateaux, deux manoirs. Celui des activités, de la représentation qu’on délaisse un temps pour les vacances, la villégiature et le calme offert par le second (…) Les parents dit-on pensaient protéger ainsi les enfants des sortilèges et du malin. Mis sur une mauvaise piste, ce dernier ne pouvait atteindre sa cible (…) Mon prénom de savane ne signait rien d’autre que mon assurance vie. »
Le récit de Raymond Boutin est construit comme un dialogue entre ces deux lui-même, l’un interrogeant l’autre. La dualité ne s’arrête pas là , elle apparaît partout dans ce livre, comme élément dominant de la réalité créole.
Dualité des représentations et des cultures quand les élèves à l’école primaire apprenaient à calculer la vitesse de deux trains qui se croisent: » Cela peut sembler anodin, écrit Raymond Boutin, » mais à la difficuté de la mesure s’ajoutait celle de la représentation de la scéne.Nos trains, ceux de l’usine Beauport, circulaient à faible vitesse, sur une seule voie, sans possibilité aucune de croiser quelque trains que ce fut ».
En histoire et géographie, Cyprien a appris à l’école de Petit Canal les montagnes, les fleuves, les départements et l’histoire de la France hexagonale. Et la Guadeloupe ? » Nous disposions d’un petit ouvrage, une plaquette. Il nous enseignait les dates clés, les événements majeurs et nous expliquait le relief, le climat et l’hydrographie du pays. » A propos de l’esclavage le petit Cyprien se souvient d’avoir vu un film « La montagne est verte » montrant un marron tentant d’échapper aux chiens et aux cavaliers qui le poursuivaient . Un effort de dépaysement et d’imagination s’imposait dans toutes les disciplines en particulier quand les enfants de Petit Canal natifs du pays de la canne, étudiaient le Petit Chose ou Tartarin d’Alphonse Daudet, natif du pays de la vigne et de l’olivier.
Dualité dans la famille, puisque la modeste case de sa mère est distincte de la maison du père, » le plus gros commerçant des environs » .
» La mienne (sa mère), » écrit Cyprien/Raymond, » a eu du même homme trois enfants vivants, deux garçons et une fille. Du côté paternel, l’histoire se complique. » Les noms de huit autres enfants, frères et soeurs, demi-frères et soeur,d’autres mères, sont égrenés dans le livre. Une famille « recomposée » dirions-nous aujourd’hui ou plutôt un schéma assez classique de la structure familiale guadeloupéenne à cette époque.
La dualité des sentiments et de la géographie
Dualité dans l’expression ou la non expression des sentiments: » Je ne me souviens pas d’étreintes de ma mère, je ne l’ai pas non plus serrée dans mes bras. Je ne crois pas que nous nous soyons dit que nous nous aimions et pourtant, je le pense, tout ce qu’elle a fait pour nous inspire l’amour. Livrer bataille à des enfants plus âgés qui nous rossaient au retour du catéchisme entre les Mangles et Dumaine, pédaler sa Singer de nuit et de jour pour confectionner nos vêtements, éconduire des prétendants assidus afin de garantir notre avenir. Au fond même sa sévérité exprimait plein d’amour. » Et, comme chez tant de familles en Guadeloupe, dualité géographique entre deux rives de l’Atlantique : » Le départ de ma mère pour la France a rompu l’équilibre de notre vie familiale, mon frère et moi nous sommes allés vivre chez notre père. Qu’a fait notre soeur ? Je suppose qu’elle est restée chez grand-mère. Nous n’y avons pas été malheureux, loin de là , simplement, une autre vie commençait. » La mère de Raymond ne partait pas en France pour des vacances, elle accompagnait la soeur aînée de toute la fratrie qui avait de sérieux problèmes de santé et devait se soigner
Ce livre est tendre mais pas nostalgique. Tout n’était pas merveilleux dans ce monde là . Raymond lettré et Cyprien rural se mêlent dans une alchimie, loin de toute emphase et » enjoliement » de la réalité. Ce n’est pas le genre de la maison. Dès les premières pages Raymond, l’intellectuel, donne le ton en exprimant ce qu’il garde en lui du bon sens de Cyprien : » La publication d’un livre ne suffit pas pour se prétendre écrivain, c’est à dire quelqu’un qui vit de, par et pour l’écriture, tout comme enseigner ou publier des travaux historiques ou philosophiques ne vous institue pas historien ou philosophe. A mon sens, il faut davantage pour le devenir (…) Cette manière de s’attribuer des titres ronflants, ce complexe de la grenouille, doit venir de la petite taille de notre île. » Le Raymond lettré ne s’est jamais mué en » grand grec » pontifiant , il a élargi son monde, s’est instruit, s’est cultivé mais n’a pas oublié le » Cyprien » en lui, proche de la terre, du quotiden et de la « vraie vie ».
De cela il a fait un livre qu’il nous invite à lire.
– « Une Aube de vie » de Raymond Boutin aux éditions Ibis rouge, 143 pages, 18 euros