Ce roman et sa préface créèrent la polémique en 1921. L’histoire se déroule dans l’Oubangui-Chari, un territoire colonisé par la France entre 1903 et 1958. C’est aujourd’hui la République centrafricaine, indépendante depuis 1960, en proie à un processus électoral difficile. « Batouala » reste d’actualité il parle de chocs de cultures, de cupidité et de la beauté d’un monde mise en danger par les travers humains.
En 1921, il y a 94 ans, au temps de la toute puissance coloniale en Afrique et aux Antilles, René Maran, écrivain antillais, de parents guyanais, né à Fort-de-France a reçu le prix Goncourt pour son roman » Batouala ».
René Maran a été qualifié plus tard par Aimé Césaire de précurseurs de la négritude. Qualificatif que Maran n’a jamais vraiment revendiqué, il se situait ailleurs, au-delà de la couleur de peau, homme parmi les hommes, décalé et visionnaire, plus proche de Fanon que de Césaire ou Senghor, qui finirent en « notables » de la cause noire. Son livre reste d’actualité en 2016 car il pose cette question : valorise-t-on une terre (la Terre) en la pillant et la détruisant à petit feu au nom du progrès et de la civilisation ?
Qui a lu Batouala ? Le livre existe en poche, mais c’est au hasard d’une flânerie chez un bouquiniste que l’ouvrage m’est tombé sous les yeux dans une édition ancienne. René Maran, ce nom évoquait une époque antérieure à Césaire, à Damas, à Glissant, celle des prémisses de la littérature noire de langue française, mais je n’avais rien lu de lui. Une bonne lecture pour finir une année, en commencer une autre.
Fonctionnaire colonial dans l’Oubangui-Chari, Maran a observé durant plusieurs années la vie des colons blancs et celle des africains colonisés. Une place de choix pour discerner anomalies, lâchetés, disfonctionnements et non-dits de l’anormalité de la société coloniale. René Maran était peu connu en 1921 et le choix de son livre pour le Goncourt a suscité la polémique. Pas tant pour le livre lui-même, qu’il faut décrypter pour en saisir la charge anticolonialiste, c’est un roman beau et complexe qui bien avant l’heure décrit la beauté du monde menacée par les travers des hommes. Mais ce n’est pas un roman manichéen.
La préface a fait scandale car elle rejette l’idée en cours à l’époque, et parfois encore aujourd’hui, d’une épopée coloniale qui aurait porté avec bienveillance la civilisation vers des horizons lointains à des peuples qui n’attendaient que ça.
» Après tout, s’ils crévent de faim par milliers comme des mouches, c’est qu’on met en valeur leur pays. Ne disparaissent que ceux qui ne s’adaptent pas à la civilisation (…) Civilisation, civilisation, tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses tu te meus dans le mensonge ( …) tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches tu le consumes, » écrit René Maran dans cette préface.
Le roman se déroule dans la région de Grimari que l’auteur décrit brièvement : » Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de toutes sortes couvraient son étendue, elle regorgeait de poules et de cabrits. Sept ans ont suffit pour la ruiner de fond en comble. Les villages se sont disséminés ( …) quant aux indigènes, débilités par des travaux incessants, excessifs et non rétribués, on les a mis dans l’impossibilité de consacrer à leurs semailles même le temps nécessaires. » Une préface à charge, sans concession contre la mission civilisatrice de l’Europe. La polémique fut telle qu’elle contraignit Maran à la démission et le livre interdit en Afrique.
Le roman est d’un autre ordre que la préface. Il s’agit de littérature. Batouala est un chef de villages. C’est le héro du livre, un africain, noir qui réfléchit et observe avec distance et mépris le colonialisme en marche. Nous sommes en 1921, mettre en scène un noir qui pense, dans une pensée africaine et porte un regard sur le monde des blancs, c’était osé pour l’époque.
Batouala n’aime pas les blancs et surtout ne les comprend pas. La force de René Maran est de décrire Batouala avec ses qualités et ses défauts, il n’en fait pas un chef mythique dans une Afrique idéale. René Maran n’est pas un écrivain dogmatique, il est en quête de sens et de vérité. Batouala vit, pense, observe à travers sa culture et ses mots. Le roman évoque sa vie quotidienne, ses amours et ses peines, l’intrusion coloniale vue du point de vue africain, bien éloigné on s’en doute du « récit colonial officiel » mettant en scène de » braves noirs » soumis et joviaux et des colonisateurs bienveillants venus construire des routes et des hôpitaux.
« Ah les hommes blancs de peau. Qu’étaient-ils venus chercher si loin de chez eux, en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous de regagner leurs terres et de n’en plus bouger » pense Batouala, sidéré de voir la relation au monde qu’ont ces blancs. Le travail ne lui fait pas peur à lui Batouala dont la force et la renommée sont connues dans tout le pays Banda mais il ne le comprend pas dans la langue des blancs. » Ce mot pour eux revêtait un sens étonnant signifiant fatigue sans résultat, souci, chagrin, douleur … poursuite de destin chimérique. » Et Batouala se réjouit quand le cours du caoutchouc s’effondre sur le marché mondial, escomptant que cela pourrait calmer les ardeurs productivistes de la machine coloniale. Ce ne fut hélas pas le cas. Le rouleau-compresseur fait une oeuvre qu’il poursuit aujourd’hui.
Cela étant ce roman ne simplifie pas la réalité. René Maran place les blancs et les noirs, les hommes et les femmes devant leur grandeur et leurs bassesses, sans distinction de couleurs. Ainsi on a pu lui reprocher, dans chaque » camp », avec une mauvaise foi déconcertante à la fois de haïr les blancs ( puisqu’il était noir) et de mépriser les hommes de sa couleur, car il ne cache pas la faiblesse de certains d’entre eux . René Maran décrit ce qu’il a vu, la rencontre de deux mondes qui aurait pu être harmonieuse et qui ne l’a pas été. Une machine coloniale plus cupide que bienveillante et une Afrique comme » sidérée ».
» La vie est courte, dit Batouala, vivre au jour le jour, sans se rappeler d’hier, sans se préoccuper du lendemain, ne pas prévoir, voilà qui est excellent, voilà qui est parfait … » Ou encore : » Ainsi pensait Batouala, gardien de moeurs désuéts, il demeurait fidèle aux traditions que ses ancêtres lui avaient léguées, mais n’approfondissait rien au-delà . Contre l’usage tout raisonnement est inutile ».
Ces » manières de blancs » qui veulent couvrir de ponts plus ou moins solides les plus infimes marigots et ouvrir partout des routes et des sentiers que la brousse s’empresse d’étouffer à la saison des pluies font rire Yassigui’ndja l’une des femmes de Batouala : » Est-il bien nécessaire de jeter des ponts sur des rivières qu’on peut traverser à gué ? » se demande Yassigui. Les colons étaient là pour » valoriser » des terres à tout prix, des terres nourricières sur lesquelles auparavant des peuples vivaient dans la simplicité de leurs traditions. 94 ans après la parution du livre de René Maran, Batouala laisse un témoignage de cette Afrique disparue.
L’Oubangui-Chari, territoire colonial français de 1903 à 1958, correspond à l’actuelle République centrafricaine, indépendante depuis 1960. Le pays vit depuis plusieurs mois un processus électoral délicat sous l’égide de l’ONU tandis qu’une procédure est en cours contre des soldats de l’ONU accusé de viol sur mineures.
Ce petit pays, qui fut dirigé un temps par Bokassa, fait toujours l’actualité on pourrait se demander pourquoi si on oubliait que les convoitises dont il est l’objet ont un lien avec la richesse de son sous-sol: diamant de grande qualité, uranium et pétrole. Et cela Batouala dont la vie consistait » en toute bonhommie et simplicité » à profiter de ce qui l’entoure, ne le savait pas.