Chlordécone: la justice doit déterminer les responsabilités publiques et privées

La première plainte déposée pour déterminer les responsabilités dans l’affaire du chlordécone remonte à  dix ans. Depuis, sur le plan judiciaire, peu de choses ont bougé, alors que le préjudice et les dégats causés par cette molécule ne sont pas discutables : en Guadeloupe et en Martinique des terres ont été empoisonnées, des rivières et des côtes sont interdites à  la pêche. Rien ne bougera si la société civile ne s’empare pas du sujet.

 La salle Rémy Nainsouta à  Pointe-à -Pitre était pleine le 16 février dernier pour la réunion d’information organisée par le collectif d’association ( union des consommateurs), de syndicat professionnel ( union des paysans guadeloupéens) et de politique ( caraïbe-écologie les verts) destinée à  faire le point sur dix ans de procédures judiciaires dans l’affaire du chlordécone. Plus de cents personnes étaient là  intéressées et motivées, un mardi soir, ce qui démontre que les Guadeloupéens n’ont pas baissé les bras dans cette affaire pour laquelle la lenteur et l’inertie de la justice sont pour le moins efficaces.

Les faits en quelques mots : le chlordécone, un pesticide puissant contre le charançon de la banane, utilisé de manière dérogatoire en Guadeloupe et en Martinique jusqu’en 1993 avait été, dès 1977, désigné comme très polluant par le rapport Snegaroff ( Inra) et classé comme cancérigéne possible dès 1979. Sa fabrication a été interdite en 1976 aux USA mais la molécule a été reprise et exploitée par une société ayant des attaches en Martinique puis produite dans une usine au Brésil. Jusqu’à  l’interdiction en 1993 plusieurs ministres de l’agriculture ont signé des dérogations pour l’utilisation du chlordécone en Guadeloupe en cédant à  la pression des lobbies agricoles concentrés sur la rentabilité, le productivisme et déniant tout impact négatif sur l’environnement et la santé publique.

Un aveuglement qui co ûte cher à  la collectivité

Si les informations existaient, si  » tout le monde savait » ou était en mesure de savoir, alors pourquoi a-t-on utilisé ce produit jusqu’en 1993 ?

La population des Antilles est en droit de savoir comment et pourquoi cet empoisonnement du sol a été possible et qui sont les responsables. Un procés au cours duquel toutes les pièces seront mises sur la table est indispensable pour que de telles pratiques ne se reproduisent plus.

Sur le fond on connait l’essentiel (1) : les noms des présumés coupables ou présumés innocents: les industriels qui ont fabriqué le produit, les lobbies agricoles qui ont fait pression pour obtenir des dérogations, la proximité entre ces industriels et les planteurs, les ministres qui ont signé, les élus, les fonctionnaires qui ont laissé faire etc

Les pressions et la puissance du lobbie de la banane soucieux de maintenir et augmenter la production, en utilisant ce produit efficace contre le charançon sont le point de départ. Il fallait privilégier l’économie, la productivité, le maintien d’un système sans songer aux conséquences humaines et sanitaires.

Dans ces années 80 et 90, en Guadeloupe et en Martinique, pas plus qu’à  Paris, aucun cercle vertueux n’a pu faire obstacle au cynisme économico-agricole ambiant

Un des trois ministres ayant signé les dérogations autorisant le chlordécone – Jean-Pierre Soisson – a exprimé des regrets mesurés dans un entretien télévisé, si c’était à  refaire, a-t-il dit sur Canal  » je donnerais moins la priorité au maintien de la production bananière ».

Ce ministre à  moitié repenti a d û prendre conscience qu’au-delà  de l’aspect moral, le co ût social et financier pour la collectivité pendant des années ( peut-être des siècles), est plus élevé que les bénéfices et emplois protégés à  court terme par ceux qui ont fabriqué, vendu et utilisé le chlordécone. Ce co ût n’est pas évalué à  ce jour et personne n’ose s’y risquer, mais il est colossal.

Condition nécessaire : la complicité des gouvernements en place

Comment cela a-t-il été possible ? C’est assez simple.

La dernière dérogation autorisant le chlordécone a été signée par le ministre Jean-Pierre Soisson à  la demande, sans doute pressante, de la Société d’intérêt collectif agricole bananière de la Martinique ( Sicabam)  » pour utiliser le reliquat de la spécialité Curlone a base de chlordécone dans la lutte contre le charançon du bananier. » La Sicabam est dans ces années, une organisation influante et ne s’en cache pas.

Nous sommes en février 1993, l’autorisation a été accordée jusqu’en septembre de la même année. Pendant sept mois des centaines de litres,  » reliquat » d’un produit toxique, dangereux, dont on connait les caractéristiques depuis plus de 20 ans, ont été déversés sur le sol et dans les nappes phréatiques en Martinique et Guadeloupe.

Deux autres ministres avaient signé avant lui des dérogations comparables : Henri Nallet, en avril 1990, alors ministre dans un gouvernement Michel Rocard. Henri Nallet, né en 1939 est diplômé de Sciences-politiques, il a travaillé pour la FNSEA, puis l’INRA, il est entré en politique en 1981 avec l’élection de François Mitterrant à  la présidence de la République.

En mars 1992, c’est Louis Mermaz, autre ministre de l’agriculture qui signe la dérogation, le premier ministre est Edith Cresson. Louis Mermaz était à  cette date un compagnon de route de Mitterrand depuis 1957.

Le repenti Jean-Pierre Soisson ne vient pas de la mouvance socialiste, ancien giscardien, il a été convaincu par François Mitterrand de devenir le premier ministre  » d’ouverture » de la cinquième république. Est-ce pour cela qu’on se souviendra de lui ?

Une pétition est en cours au niveau européen

La plainte déposée en 2006 n’a pas été inutile puisqu’elle a permis l’ordonnance d’une expertise ( Multiger-Narbonne 2013) qui a déterminé que nul ne pouvait ignorer les conséquences néfastes du chlordécone à  très long terme sur l’environnement et les êtres humains.

En septembre 2015, le collectif a lancé une pétition jugée recevable par la commission des pétitions de la Commission européenne, elle- même saisie pour que des investigations soient menées sur d’éventuels manquements commis par la France. On en est là , la bataille n’est pas perdue mais elle va durer. Face à  l’inertie judiciaire seul le poids de l’opinion publique et la mobilisation de la population peuvent contrebalancer les lobbies agricoles, très présents à  Bruxelles.

Lors de la réunion à  la salle Rémi Nainsouta le collectif a fait état d’une plainte contre X pour le compte d’un médecin résidant en Guadeloupe depuis 40 ans, en incapacité professionnelle pour une pathologie qu’il attribue aux pesticides et autres perturbateurs endocriniens. En avril 2015, un juge d’instruction a déclaré un non-lieu. Le médecin a fait appel et en janvier 2016, la Cour d’appel a confirmé le non lieu au motif  » que le lien de causalité en les maux dont souffre ce médecin et le chlordécone, n’est pas établi. »

C’est bien là  le problème. Le collectif demande que tous les Guadeloupéens qui le souhaitent puissent faire mesurer en laboratoire le taux de chlordécone qu’ils ont dans le sang. Cette analyse à  ce jour réservée à  la recherche n’est pas réalisée massivement.

Seul élément probant, des tests réalisés par l’Inserm révèleraient que  » de 88 à  100% des Guadeloupéens auraient du chlordécone dans le sang » et des études démontrent le lien entre chlordécone et cancer de la prostate.

Il s’agit d’une bombe à  retardement, comme le fut en son temps l’amiante, que l’on peut traiter dans la transparence sinon la sérénité ou dans l’obstruction et la peur d’affronter la vérité.

Les responsables – privés- ceux qui ont fabriqué et vendu le produit et – publics- ceux qui l’ont autorisé, dorment-ils bien la nuit ?

NDLR

(1)  » Chronique d’un empoisonnement annoncé » Louis Boutrin, Raphaél Confiant aux éditions L’Harmattan. Novembre 2007.

Les auteurs expliquaient notamment que la société Laurent de Lagarrigues, l’industriel martiniquais qui fabriquait le chlordécone, avait obtenu de l’Etat en 1981 une autorisation de vente de ce produit qui était interdit aux USA depuis 1976. Fabrication au Brésil et vente en Martinique et Guadeloupe. L’autorisation sera – enfin – supprimée en 1990. Mais les choses s’aggravent quand, malgré l’interdiction du produit, malgré la dangerosité connue, des dérogations ont été accordées pour son utilisation jusqu’en 1993.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour