En 1957, Mendès-France doutait déjà  d’une Europefondée sur un « absolu économique »

Le discours prononcé en janvier 1957 par Pierre Mendès-France à  l’Assemblée nationale est d’une surprenante actualité. L’Assemblée devait voter la poursuite des négociations sur le traité de Rome. Mendes, député radical, a voté contre (1) craignant qu’au nom de l’économie ce grand marché exerce une puissance politique. Mendès avait prévu ce que d’autres n’ont fait qu’accompagner et qu’au XXIem siècle – temps des  » déceptions terribles »- il faudrait corriger. En mars 1957, deux mois après ce discours, le traité de Rome a été signé établissant la première communauté économique européenne avec l’Allemagne, la France, l’Italie et les trois pays du Benelux, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas. La Grande-Bretagne n’y figurait pas, elle est entrée plus tard dans cette communauté avec une vingtaine d’autres pays et, en 2016, elle veut en sortir.

Dans ce discours oublié, Mendès-France qui avait auparavant exercé une brève mais remarquée présidence du Conseil, fait preuve de prophétisme. Il décrit avant qu’elle n’existe ce que va devenir cette Europe incompléte: une machine économique sans âme. Il sait l’importance de l’économie, mais il sait aussi en économiste averti que ce n’est pas à  coups de directives, de tarifs douaniers et d’objectifs comptables qu’une politique des peuples s’élaborent. Il prévoyait qu’un fossé allait se creuser entre la technocratie européenne et les peuples d’Europe. Mendès n’a pas été entendu.

Si l’on jette brièvement un regard sur ce qu’était la France des années 1950 au seuil des  » 30 glorieuses » en perspectives de ce qu’est la France en 2016, on constate que tout n’était pas si glorieux : la guerre d’Indochine perdue est à  peine terminée, en Egypte la crise de Suez ( avec le soutien des Britanniques) a mal tourné, et la guerre d’Algérie si co ûteuse humainement et matériellement n’en était qu’à  ses débuts.

Les  » crises » qui agitent l’Europe aujourd’hui sont le prolongement de celles d’hier – non réglées – au Moyen-Orient, au Maghreb et au sein de l’Europe elle-même. Tensions et affrontements ont changé de forme, mais l’histoire n’oublie rien et se répète.

La fracture entre les peuples et Bruxelles, Mendès-France réputé pour son intégrité et sa lucidité, l’avait prévu il y a soixante ans. Pourquoi relire son discours aujourd’hui ?

Parce que cet homme mesuré nous dit à  soixante ans de distance qu’une politique économique n’est pas une politique et que la démocratie ne peut pas « abdiquer » ni se soumettre au  » libéralisme classique du XIXem siècle ».

Mendès n’était pas anti-européen :  » Les pays européens sont devenus trop petits, trop étroits pour que s’y développent les grandes activités du XXem siècle » écrivait-il. Pour que règne la paix entre pays qui se sont combattus durant des siècles, pour les progrès techniques et les échanges, il était favorable à  la construction européenne. Mais il proposait une Europe économique intégrée en vue d’intérêts communs pour améliorer les conditions de vie et de travail du plus grand nombre. Alors que l’Europe qui se dessinait dès 1957 était celle d’un grand marché sans intégration politique.

Propos visionnaires que ne peuvent ignorer les différents dirigeants politiques de gauche qui depuis trente ans en France, après avoir promis des politiques alternatives, ne font qu’appliquer le dogme qui s’inscrivait dès 1957 dans les articles du traité de Rome. Pour Mendès-France, économiste éclairé, la politique est un bien commun qui ne peut pas se dissoudre sans risque, dans les cours de la Bourse et les seuils de rentabilité. Est-il temps de redresser la barre ? Le choc du Brexit, la crise en Europe le permettront peut-être !

EXTRAITS DU DISCOURS DE 1957 :

 » L’harmonisation doit se faire dans le sens du progrès social, affirmait le député Mendès France, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus avancés.  »

(…)

 » Mes chers collègues, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à  en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Sur ce point, je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. »

 » Prenons-y bien garde aussi : les mécanismes une fois mis en marche, nous ne pourrons plus les arrêter. (…)

Nous ne pourrons plus nous dégager. Nous serons entièrement assujettis aux décisions de l’autorité supranationale devant laquelle, si notre situation est trop mauvaise, nous serons condamnés à  venir quémander des dérogations et des exemptions, qu’elle ne nous accordera pas, soyez-en assurés, sans contreparties et sans conditions.  »

L’abdication de la démocratie face à  l’économie

Pour Mendès France le coeur du désaccord est fondé sur ce que nous appelons aujourd’hui l’idéologie néolibérale élaborée à  partir  » du libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes « . Pour Mendés, ce libéralisme économique interdit tout libéralisme politique et impose la loi de la concurrence à  la vie sociale, au détriment des solidarités collectives et des libertés individuelles.

 » L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, conclut Mendès France, soit le recours à  une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à  un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à  une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à  dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement  » une politique » , au sens le plus large du mot, nationale et internationale.  »

« Dire cela, ajoutait Pierre Mendès France, ce n’est pas être hostile à  l’édification de l’Europe, mais c’est ne pas vouloir que l’entreprise se traduise, demain, par une déception terrible pour notre pays, après un grand et bel espoir, par le sentiment qu’il en serait la victime et, tout d’abord, ses éléments déjà  les plus défavorisés. » Faute de l’avoir écouté, nous vivons aujourd’hui ces temps de  » déception terrible  » prédits par Mendès France.

NDLR

(1) Mendès-France sera parmi les 207 députés votant contre la poursuite des négociations sur l’élaboration du Traité de Rome.

Le traité a été finalement voté avec 322 voix pour, 30 abstentions,