Ah le tourisme ! Vous avez sans doute entendu un proche – collègue de travail, ami, connaissance etc … – dire lors d’un retour de vacances : « tiens en août j’ai fait la Corse » ou » j’ai fait la Grèce », » j’ai fait la Thaïlande » ou bien » j’ai fait l’Afrique ». C’est laid et agaçant.
Nous voulions aborder ce sujet depuis longtemps sur Perspektives et puis nous sommes tombés sur un article paru dans sur le site karrdr.com. Un site web d’opinion – on vous le conseille – qui proposent des visions du monde diverses et décalées, « en avance ou en retard, parfois juste à l’heure. » L’administrateur du site nous autorise à reprendre ce texte et voilà !
Pauline aborde le sujet avec humour et justesse. L’histoire commence sur une plage de Guadeloupe ( hors période cyclonique), du côté de Deshaies sans doute, deux filles croisent un de ces » baroudeur tropical » qui a tout vu tout » fait », même l’Orénoque.
10h. Plage des Antilles. Mercredi.
LUI : Alors, les filles ? On se baigne ?
ELLES : *sigh*
LUI : C’est beau Les Saintes. C’est la deuxième fois que je fais les Antilles. Je connais par cœur : l’anse de Deuxhaies à la Guadeloupe, Saint-Pompierre à la Martinique… Et puis j’ai fait la Guyane aussi. J’ai fait l’Orénoque, l’Amazone… sur mon voilier… J’ai pas mal baroudé dans le coin. Et vous savez où on trouve les plus belles filles ?
ELLES : Oui, on a une petite idée… An bonda m… ? (litt. « dans le cul de ta m… »)
Ça a dû lui sembler un peu gratuit, je conçois. Mais…La nécessité de poser là comme ça le mot « faire », on peut en parler ? Ne regardons plus passivement grossir les rangs des « faiseurs » de pays. Alors voilà : pour tous ceux qui ont pris ou vont se prendre brusquement un jour une calotte -lyricale ou physicale- suite à l’emploi innocent d’un « j’ai fait l’Afrique », soit le Kanye West de l’utilisation de ce terme, classique mais profondément irritant, voici un petit manuel d’usage du verbe ‘faire’ en contexte touristique.
Partons d’un principe de base : ce verbe implique une démarche active. Tu ne peux donc pas poser ton cul en bord de plage d’hôtel, ouvrir la bouche pour avaler ta béquée de langouste, puis rester allongé sous la clim – pendant qu’un(e) prostitué(e) local(e) te chevauche – pour les meilleurs- et dire j’ai FAIT la République Dominicaine (marche aussi avec la Thaïlande)… NON, NON et NON ! À la limite, dis que tu t’es fait ledit pays. Bon… Nous avons là un premier cas d’étude facile, celui du touriste-connard de base. Personne ne se sentira visé ni offensé. Mais tout n’est pas si simple. Passons au second :
26h30. Paris 18. Vendredimanche.
ELLE : Je te fais une caïpirinha ?
LUI : Ah non, pas de Caïpi pour moi. J’en ai trop bu à Rio. Ça me rend malade.
ELLE : Sinon y a de la biè…
LUI : C’est parce que le mois dernier avec des potes on a fait le Brésil, l’Uruguay, le Pérou et la Bolivie en sac à dos. Et le Brésil, c’est surfait. Blindé de touristes, les gens refaits de partout.
[ELLE : * An pa té mandéw tou sa… J’ai 4 bouteilles dans les mains… Jauge de patience dans le rouge dans 10…9…]
LUI : La Bolivie c’est pas fait pour moi. Les gens font la gueule, c’est sale… La Paz, c’est moche. Nan. Globalement, l’Amérique du Sud, bof. L’an prochain on fait l’Asie du Sud-Est. Tu l’as déjà fait ?
ELLE : Mmmh… nope… là par exemple, j’envisage de faire l’intérieur de tes intestins à dos de rongeur. Le tourisme utile, ça te parle ?
Et voilà, même en tenant compte de la distinction essentielle entre touriste et voyageur, j’ai eu la tristesse de constater que cette épidémie locutionnaire touche tous les types de passeportés français. Et mes petites recherches de linguiste m’ont confirmé que les Français sont les SEULS à se mettre faire par la bouche de cette façon. Les Belges et les Suisses savent dire « J’ai fait un road trip en combi en Australie » quand ton pote Français, que tu aimais pourtant bien, va te lâcher un « J’ai fait l’Australie».
L’Australie, bon sang… Et c’est marrant, plus le pays, voire le continent est grand, plus on dit volontiers qu’on l’a « fait ». Question d’ego, vous dites ? Mmh… Je crois qu’on tient quelque chose. Rappelons-le, le Français, aux yeux des étrangers est cet être arrogaçant qui vient vous juger chez vous. Bon, c’est louable de faire le déplacement. D’aucuns ne s’en embarrassent pas (Ameeeericaaaa !) Mais pourquoi on dirait que c’est la fin du monde d’accepter l’autre sans le filtrer à la française ?
19h. Paris 14e. Jeudi.
EUX –couple 30/40 ans- : Nous cet été, on fait les Baléares. Pendant longtemps on a fait la Grèce mais depuis la crise de la dette, ils grappillent à mort. Dommage, on aime bien le poulpe. Mais les prix ont grimpé c’est a-bu-sé. (gorgée de vin blanc). T’arrives, t’es Français, t’es juste une vache à lait. Avant, ça valait le coup. Maintenant tu vas au restau, tu payes comme à Paris. Au moins aux Baléares ils sont encore raisonnables niveau taro, et puis ils parlent mieux français.
Là, faut préciser que JAMAIS les Français n’ont constitué avec succès un autre pays que la France (et encore), malgré les tentatives répétées de nos braves aïeux et tontons, colons et politiques. C’est le secret le mieux gardé de l’État, mais breaking news : nous avons essayé par le passé de façonner deux ou trois pays qui n’avaient rien demandé. Et là, le mot « FAIRE » a toute sa place … Cette démarche active et volontaire justifie son emploi. Par conséquent, au papy qui vient me dire qu’il a fait l’Algérie ou l’Indochine, je dis tout de go : « Voilà qui est justifié ! Dans le mille ! Bongo* ! » *Bingo version « Françafrique », qui, soit dit en passant, contient l’anagramme parfait de faire. Hasard ? Coïncidence ? CQFD.
D’ailleurs, pardon d’enfoncer une porte ouverte, mais il y en a un ou deux au fond de la classe qui n’ont pas bien compris ; ces personnes qu’on est allées embrouscailler chez elles, elles ont ensuite construit la France d’aujourd’hui, bien qu’on les ait prises pour des grosses quilles. Zemmour, on arrête de bavarder avec Finkielkraut ! C’est à cause de vous si on se répète, alors soyez attentifs un peu ou je vous envoie chez le directeur ! Et si je vous ai perdus au jeu de qui fait qui, faites un schéma.
Moi je comprends pas, dans la langue de Molière, on dit pourtant bien que les voyages forment la jeunesse. Le peuple français entier, sauf ceux qui sont fondamentalement contre l’usage du mot ‘ former’ (ceux-là j’ai hâte de découvrir leurs arguments), s’accordera donc à dire que c’est le pays que tu visites qui te fait. Car former est l’un des 150 863 synonymes du verbe faire, parmi lesquels…
Je vous les mets pas tous parce qu’en vrai je suis une meuf sympa. Mais le constat est sans appel : ces synonymes traduisent tous une démarche au pire proactive, au mieux constructive et plutôt honorable. Alors, oui, mettre des micro billes dans le PIB d’un pays – à la monnaie dévaluée de préférence – c’est honorable. Mais ça suffit toujours pas à dire que tu as fait l’Inde.
On ne dit jamais « J’ai fait la Picardie.»
Si après tout ça, tu n’envisages pas de te débarrasser de cette locution, c’est que tu souffres probablement du tristement célèbre SYNDROME DE LA CHECKLIST, ou en anglais, la BEEN-THERE-DONE-THAT INFECTION. Tu vois le monde comme une carte à gratter et les pays comme des cases à cocher. On a tous peur de mourir, et par conséquent de pas avoir le temps de voir du pays, mais décentrons le débat du nombril. Je le répète : aucun pays ne nous attend pour se faire.
Un petit exercice pratique pour éradiquer la maladie. On répète ensemble : « L’an dernier, j’ai visité la Bourgogne, une belle découverte. » Là, remplace « Bourgogne » par « Croatie » et tu verras, ça marche ! Allez, crescendo dans la difficulté. Cette fois, on essaie de le dire sans détour : « Cet été, je suis allé en Turquie, c’était splendide. » Tuyau : si ça coince toujours, remplace « Turquie » par « Picardie », ça passera crème. On ne dit jamais « J’ai fait la Picardie.» Bon, on ne dit jamais non plus que la Picardie c’est splendide mais c’est un autre débat.
Enfin, je vais me permettre d’évacuer la dernière goutte de l’agacement prodigieux dans lequel tout ça me plonge en faisant remarquer que ce serait déjà pas mal qu’on arrive à faire notre propre pays, en commençant peut-être par admettre qu’on en fait tous partie. Et le jour où ce sera fait, on pourra peut-être éventuellement envisager la possibilité d’entrevoir le droit de ne pas qualifier d’abusif l’emploi touristique de faire, et tenter de prononcer la phrase : « J’ai fait la Grande-Bretagne. Dépaysant. Ça change de l’Europe » sans risquer de passer pour un gros con.