Au mois d’août 1518 – pile cinq siècles – Charles 1er, roi d’Espagne a signé la première charte de l’histoire autorisant à des compagnies privées la déportation directe et massive d’hommes et de femmes d’Afrique vers ce qu’on appelait le » Nouveau monde ». Il fallait d’urgence fournir de la main d’oeuvre au projet colonial espagnol. Cette date est-elle importante ?
Le journal britannique The Independant a consacré dans le courant du mois d’août un article à ce sujet , David Keys, spécialiste en archéologie écrit : « cette date d’août 1518 qui autorisa le marché d’esclaves directement d’Afrique vers le » Nouveau Monde » est l’une des plus importantes de l’histoire de l’homme, mais peu de personne en parle. »
La raison ? Chaque pays valorise ce qui l’arrange de son histoire nationale . En Espagne et au Portugal l’intérêt pour le rôle peu flatteur de ces pays dans les débuts de la traite négrière et la recherche historique sont peu développés. Les anglo-saxons sont plus avancés dans leurs recherches sur le sujet mais il reste beaucoup de travail et de chemins à parcourir tandis que la France s’est mise tard à fouiller les coins sombres de son histoire.
Charles 1er d’Espagne en ouvrant en 1518 le grand marché de l’esclavage, première mondialisation de l’Histoire, cherchait pour l’Espagne et ses colonies naissantes, une main d’oeuvre moins cher que pas cher pour produire et assurer l’expansion de son empire colonial. Business is business, fut-il coupable. Traduit en techno-langage du XXI eme siècle, on peut dire que Charles 1er a voulu « maximiser les profits et la rentabilité » et ignorer le facteur humain.
Avant cette date, la déportation et l’asservissement d’êtres humains existaient sur le continent africain et au Moyen-orient mais pas à la même échelle, pas avec la même rentabilité et sans la participation aussi prégnante et » efficace » des Européens.
Dès le début du 16em siècle, depuis 1510 au moins, des esclaves d’Afrique ont été transportés par les Espagnols et les Portuguais de l’autre côté de l’Atlantique mais le tragique périple, plus long, plus compliqué moins massif , avait une contrainte : passer par l’Espagne ou le Portugal.
En autorisant, facilitant, favorisant le voyage direct le roi d’Espagne a ouvert en 1518 une boîte de Pandore qui ne s’est jamais totalement refermée. Le « business négrier » a enrichi les uns, asservis les autres : cette date oubliée a changé la face du monde et instauré des régimes fondés sur la race et la couleur de peau dont les effets sont encore à déconstruire en 2018, cinq siècles plus tard.
Entre 1518 et la fin du 19em siècle plus de onze millions de personnes ont été déportées d’Afrique, deux millions ont péri lors de la traversée. Ce furent des migrations forcées, voulues par les Etats. Après les Espagnols et les Portuguais, la Grande Bretagne, la France, d’autres pays d’Europe ont développé pendant trois siècles et demi le très rentable » marché triangulaire » qui a enrichi l’Europe et le continent américain et vidé l’Afrique d’une partie de ses forces vives.
La catastrophe Africaine
Les travaux relativement récents d’historiens comme David Wheat de l’université du Michigan aux Etats-Unis ou David Richardson de l’université de Hull en Grande Bretagne permettent de mieux comprendre les ressorts et les débuts de la traite négrière.
» La date du premier voyage en ligne directe est connu depuis longtemps, mais on ne s’était jamais penché vraiment sur les conséquences sur l’Afrique » dit David Wheat.
Dès 1519 des bateaux portugais partirent de la petite île d’Arguin au large de la Mauritanie et mirent le cap sur Porto Rico. Les Portugais occupaient cette île depuis plusieurs décennies, elle servait de lieu d’échange pour les marchands d’esclaves de la région et pour le commerce en général entre le Portugal et les Etats arabes. Le dispositif était en place, la charte de 1518 a seulement ouvert et développé le marché en rendant possible le voyage direct. D’autres îles s’y sont mises : Sao Tomé, le Cap Vert , les voyages se sont multipliés car la demande a augmenté. Le grand marché était ouvert.
La demande européenne massive de main d’oeuvre pour ses colonies a été une catastrophe pour l’Afrique. David Wheat explique que cela a contribué à développer des raids, des guerres tribales, l’achat ou l’échange d’armes pour faire des prisonniers de plus en plus nombreux et les vendre aux Européens. La déportation forcé de millions de personnes a » déstabilisé politiquement économiquement et militairement le continent africain. »
Dans ce marché de dupes l’Afrique a exporté une partie de ses forces vives sans importer grand chose en échange, rien en tout cas qui lui a permis de se développer face aux puissances de l’époque. Le fossé nord/sud a pris naissance là.
Sous une autre forme, la tragédie africaine continue cinq siècles plus tard avec des migrants cette fois , des candidats volontaires au départ qui paient, risquent leur vie et parfois la perdent pour fuir la pauvreté, la guerre, les dictatures, la mort dans leurs pays et rejoindre, par la mer encore, une Europe rêvée qui peine à les recevoir ou carrément ne veut pas d’eux. Le cynisme et le rapport de force biaisé entre le nord et le sud est toujours d’actualité.
La catastrophe amérindienne
Quand Christophe Colomb a posé le pied sur Hispaniola en 1492 ( grande île partagée aujourd’hui entre Haïti et Saint-Domingue) la population approchait les deux millions d’habitants. Des recherches archéologiques récentes fournissent des informations nouvelles sur la démographie amérindienne et tendent à démontrer en recoupant avec les travaux d’ historiens que 80% de cette population a péri dans les 20 ans qui ont suivi et qu’il ne restait sur l’île en 1514 que quelques dizaines de milliers d’indiens sous contrôle espagnol et leur nombre continuait à diminuer.
La première colonisation espagnole ( avant celle des anglais et des français au 17em siècle) a été meurtrière pour des millions de Caraïbes décimés par les affrontements avec les colons, les épidémies et le travail forcé auquel les soumettaient les Espagnols. En 1514, la disparition de cette main d’oeuvre compromettant les projets de colonisation de l’Espagne c’est dans cette perspective que les deux historiens anglais et américains place la charte de Charles 1er : il fallait d’urgence développer la traite en ligne directe pour nourrir le projet colonial.
D’autant plus urgent du point de vue colonial qu’en 1518 quelques mois après la charte de Charles 1er ouvrant le marché qui a donné naissance aux sociétés esclavagiste du Nouveau monde , les 2/3 des amérindiens survivants à Hispaniola et Porto Rico ont péri de la première épidémie de » smallpox » (variole) importée par les Européens.
» L’ Histoire sert à sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli » disait déjà Herodote, historien grec trois siècles avant J-C. Au XXIem siécle, la machine à faire du profit continue à broyer des hommes et des femmes un peu partout sur la planète aussi devrions-nous garder en mémoire cet événement et cette date d’août 1518 pour nous inciter à combattre et tenter d’échapper à l’oubli et à ces « meurtrières futilités » qu’engendre la course au profit.
Si je lis entre les lignes vous dites quoi : nos ancêtres ont été victimes de la course au profit comme des millions de gens le sont encore aujourd’hui à travers les guerres réelles et les guerres commerciales, financières pour le contrôle des richesses, des matières premières, des territoires etc … ça ne finira jamais. Cela dit la Traite Atlantique a atteint un niveau de violence jamais égalé, on doit vivre avec cette Histoire qui ne sera jamais réparé . Devrions-nous demander à l’actuel roi d’Espagne – il y en toujours un – des comptes sur cette décision de son ancêtres à lui ?
La France est passée en République, les français peuvent toujours dire qu’ils se sont débarrassés de leurs monarques esclavagistes mais en Grande Bretagne et en Espagne il y a toujours une reine et un roi. La lignée ne s’est pas rompu. Je serai curieux de savoir ce que pense ces monarques du XXIem siècle des choix de leurs prédécesseurs.