Sexe,race et colonies: polémique à propos d’un livre, de corps, d’exotisme et d’ambiguïté marchande

Je suis un homme blanc né en 1953. En découvrant le livre  » Sexe, race et colonies » (1) et ayant eu connaissance de la polémique qu’il suscite, une question m’est venue à l’esprit. (L’aurait-elle été sans ce livre et ce débat ?)
Une question donc :  » Aimerais-je voir ma mère ou ma grand-mère, voire une lointaine tante montrées nues – consentantes ou pas la question n’est pas abordée – dans un beau livre sur papier glacé vendu 65 euros dans toutes les librairies de l’hexagone, à deux mois de fêtes de Noël ? » Ma réponse assez rapidement fut non !
En m’efforçant de me mettre à la place de l’autre, de l’excolonisé que je ne suis pas, les très vives critiques de l’universitaire Seloua Luste-Boulbina ou celles plus radicales de Cases Rebelles à propos de ce livre m’ont paru légitimes. Utiles en tout cas à un indispensable débat.
Ma mère et ma grand-mère, femmes blanches, européennes, n’avaient pas leur place dans ce livre. La nudité, l’exhibition de militaires en goguette avec des femmes indigènes, cette sorte de pornographie exotique que montre le livre ne concerne que les femmes colonisées. La femme blanche étant dans la construction coloniale soeur, mère ou épouse et la femme colonisée tout l’inverse: un objet à la fois tabou et désiré, dominé et disponible.
Montrer pour dénoncer et déconstruire est évidemment nécessaire particulièrement en France où les études postcoloniales ont tardé, contrairement aux pays anglo-saxons. Mais la question posée avec ce livre est celle du  » comment » montrer. On ne peut pas soupçonner Pascal Blanchard et ceux qui ont collaboré à l’ouvrage, ni les deux préfaciers Jacques Martial et Achille Mbembe de nostalgie postcoloniale, cela étant, le fond – dénoncer la domination sexuelle au temps des colonies – a été dépassé par la forme. Le produit, ce livre dans sa forme, son titre, la taille des caractères, quelques unes des 1200 illustrations présente des ambiguités qui mettent mal à l’aise les uns et mettent franchement en colère quelques autres.
Laissons la parole aux concepteurs du projet . En ces temps coloniaux, écrivent-ils  » la domination sexuelle fut un long processus d’asservissement produisant des imaginaires complexes en érotisme et exotisme … ceci explique pourquoi les multiples héritages contemporains de cette histoire conditionnent encore largement les relations entre population occidentale du Nord et celle des ex-colonisés du Sud. (…) Car si les imaginaires sexuels coloniaux ont façonné les mentalités des sociétés occidentales, ils ont bien sûr déterminé aussi celles des ex-colonisés. Un travail de déconstruction est nécessaire en s’attachant notamment aux images produites tout au long de cette histoire. »

Critiquer le système sans contrechamp est impossible

Certes, mais une fois cette intention posée, comment ont-ils fait ? Lorsqu’on lit par exemple que cet ouvrage dévoile « un pan méconnu de six siècles de domination coloniale » on s’interroge. Méconnu par qui ? A qui s’adresse le livre ?
Les auteurs ont-ils pensé que les femmes, les hommes et leurs descendants qui justement ont subit cette domination, la méconnaissent. Ces personnes qui ont vécu dans leur chair et dans leur histoire la violence et l’arbitraire, le viol des corps et des âmes ne peuvent pas méconnaître ce  » pan de l’ histoire ». La  » méconnaissance du sujet » existait/existe en France dans la « métropole », jadis coloniale, qui s’est bien gardé d’informer sur les tristes exploits de ses  » coloniaux », mais n’existait pas partout et surtout pas là où le  » sujet » – la domination sexuelle – s’exprimait au quotidien, si l’on peut dire.
Ainsi le livre laisse entendre qu’il ne parle que seul bord de l’abime colonial,celui des dominants; alors qu’au XXIem siècle quelques uns des excolonisés et leurs descendants ont posé leurs sacs et leurs vies dans l’ancienne  » métropole » et que certains d’entre eux enseignent « même » à l’université et qu’ils ne peuvent pas manquer de réagir.
Parmi ces réactions citons celle de Medhi Derfoufi, chercheur et enseignant en études poscoloniales (2) :  » Il est impossible d’élaborer la critique fondamentale d’un système à partir de la reproduction du champ de ce système, sans en présenter les contrechamps … »
Le résultat est que l’ouvrage exhibe des corps photographiés, peints, dessinés, corps dont il est censé rétablir la dignité et cela ne marche pas. Au fil des pages, l’abondance d’images finit par mettre mal à l’aise. Pourquoi autant ?  » Pour combattre le passé, il faut montrer l’indicible » répond Pascal Blanchard dans un entretien au journal Le Monde. Mais de quel indicible parle-t-il ? Le contrechamp qu’évoque Medhi Derfoufi aurait peut-être été de montrer dans le même temps, les épouses vétues de longues robes en lin, de cols serrés au cou, assises dignes sous des vérandas ombragées, ventilées peut-être par quelque jeune indigéne au sourire forcé. Un champ /contrechamp pour comprendre en images le rôle attribuée à la « femme indigéne ».
Nous savons que le passé esclavagiste et colonial a été dans la démesure un pillage des corps et cet indicible pourquoi le montrer ainsi et autant ? L’abondance de documents conduit à une sorte de saturation et nuit à la dimension pédagogique de l’ouvrage. Dire l’indicible, et cela reste à faire, serait de mieux contextualiser: dire qui étaient ces femmes nues et ces hommes en uniformes ou en costumes blancs coiffés d’un casque colonial. Que faisaient-ils là ? Pour qui, dans quel but ? Décrypter le passé colonial et sa relation au sexe est plus qu’une question d’images. Tant d’images invitent au voyeurisme, à la banalisation, à la curiosité plus qu’à la prise de conscience au point que l’on peut se demander si un  » vrai nostalgique du grand empire colonial » ne peut pas y trouver son compte. Il peut y voir ou imaginer son père ou son grand-père en posture finalement avantageuse pour qui à quelques difficultés à distinguer le juste du faux, le beau du laid.

Un trop beau livre sur la pornographie coloniale
Le livre laisse l’impression bizarre que la  » pornographie coloniale » qui était à l’origine du projet un objet d’étude à déconstruire en est devenue la matière, son argument et presque peut-on ajouter son argument de vente.
Car il s’agit d’un beau livre, d’un trop beau livre peut-être, à la mise en page soignée et au papier glacé. La première photographie montre une jeune femme égyptienne au début du XXem siècle, belle, nue livrée au photographe comme pourrait l’être le modèle d’une revue spécialisée. Alors que là, nous sommes en contexte colonial, de domination et de soumission. Quand la photo a été prise ce n’était pas pour « dénoncer » mais au contraire pour nourrir cet exotisme colonial – de belles femmes nues en pays chaud – qui effectivement perdure jusqu’à nos jours. Ce genre de photo ne peut pas être mis sur le même plan que celle de la Shoa par exemple prises par les libérateurs des camps qui avaient pour mission de témoigner.
Dans le cas qui nous intéresse, les auteurs utilisent les matériaux du  » dominant » pour en faire un  » beau livre ». Ces images esthétisantes sont-elles compatibles avec l’argument initial ? Sur la couverture le mot sexe s’étale en très gros caractères écrasant les mots race et colonies écrits en petits caractères. Pour quelle raison: le sexe serait-il plus vendeurs voire plus racoleur?
Tout cela est-il bien compatible avec un travail scientifique ? Les auteurs n’ont-ils rien vu, s’en sont-ils rendu compte tard ou bien l’ont-ils voulu ainsi ? Dans Le Monde après une tribune de Pascal Blanchard quelques jours plus tard, un journaliste s’est interrogé :  » Les tragédies historiques sont-elles destinées à finir sur les tables basses des salons élégants. » La question est juste et la réponse, hélas, est oui ! Tout s’achète et tout se vend en ce XXIem siècle marchand, même l’humiliation et la souffrance de nos ancêtres humains.
La décolonialisation des esprits sera un long chemin. Les critiques et la polémique dont ce livre est l’objet sont sur ce chemin, le livre lui-même d’ailleurs.
Tardivement ouvert le débat postcolonial existe désormais en France avec ses chapelles, ses intégrismes, ses excés, ses tolérances et ses ambiguïtés aussi, ce livre en est une. Certaines images montrées, insupportables pour les uns risquent de ressembler pour d’autres à  » de vieux souvenirs de famille du vieil oncle parti un temps là-bas faire l’Afrique ». Recoudre ou coudre tout ça n’est pas simple.
L’utopie d’une société postraciale
Pour finir sur une note d’espoir quand même, parlons du métissage, un aspect de la sexualité en pays colonisé qu’aborde le livre. Le métissage évidemment ! Malgré les interdits, les tabous, les codes noirs interdisant les mariages interraciaux, les apartheid, malgré toute la violence et les mots ce que n’avaient pas prévu les colonisateurs en écrasant les territoires conquis en Afrique, dans la Caraïbe et en Amérique c’est le métissage du monde, dont très involontairement ils ont été les opérateurs.
Au XXIem siècle la culture métis est devenue un modèle esthétique dans un univers culturel, médiatique, musical, artistique mondialisé. Le modèle est contesté et combattu par les identitaires et les extrémistes de tous les bords, allant du suprémacisme blanc au noirisme qui se renvoient la balle, mais il existe.
Est-il utopique d’espérer la naissance dans plusieurs décennies d’une société métisse, mondialisée, postraciale et égalitaire, issue du monde colonial et postcolonial ? Ne plus parler d’un seul versant de ce que fut l’abime colonial dont nous sommes tous, d’une façon ou d’une autre, les héritiers, serait un préalable. Mais ce n’est pas gagné: entre les propos et les postures du président des USA, le résultat des présidentielles au Brésil qui vont probablement porter au pouvoir Bolsonaro, un président d’extrème droite au discours raciste, homophobe et sexiste et les poussées identitaires en Europe, les guerres au Moyen-Orient, le chemin va être compliqué.
NDLR
(1) « Sexe,race et colonie » Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boetsch Christelle Taraud, Dominic Thomas Edition La Découverte. 1200 illustrations. 65 euros.

(2) Titulaire d’un doctorat en études cinématographiques, thése sur l’esthétique de l’altérité dans le cinéma de David Lean.

2 réflexions sur « Sexe,race et colonies: polémique à propos d’un livre, de corps, d’exotisme et d’ambiguïté marchande »

  1. Marchandisation de la mémoire et des tragédies passées … faut-il s’en étonner ? Pascal Blanchard a souvent été à cette croisée des chemins. Commerce et mémoire ! Ni enseignant ni vraiment chercheur il a souvent eu besoin de rentabiliser son statut d’historien. Pas nouveau, des personnes qui ont travaillé ou eu à faire à lui le savent. Agilité d’esprit et capacité de séduction, mais sur le fond peut-on faire de l’Histoire un business ?

    L’achat du livre n’est pas obligatoire … j’ai eu connaissance de la polémique et je viens de lire votre article le mieux qu’on puisse faire est de ne pas acheter le livre, qu’il reste en rayon. Serait-il à 10 euros je crois que je n’en voudrais pas dans ma bibliothéque.

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