1789/2019, le parallèle a parfois été tenté entre les sans-culottes qui ont pris la Bastille et les gilets jaunes qui ont voulu prendre les ronds-points voire même l’Assemblée nationale. José Savès revient sur cette approche et décrit une société qui paradoxalement serait plus clivé qu’il y a 230 ans par « l’abime mental » qui sépare une » hyperclasse » composée de « premiers de cordée » et une partie du peuple exclue de la « mondialisation heureuse ». Cet article est paru sur le blog de José Savès https://www.nosutopies.fr
La France bouillonne depuis l’irruption des « Gilets jaunes », le 17 novembre 2018. D’aucuns s’étonnent aujourd’hui de l’amateurisme politique de ces rebelles très ordinaires, pères et mères de famille, retraités, chômeurs… qui ont quitté leur pavillon pour occuper un rond-point ou manifester au cœur des villes.
Ils ne font pas profession de refaire le monde ; ils veulent le remettre à l’endroit. Ils ne sont pas porteurs d’un projet mais indignés par une classe dirigeante qui a failli à leurs yeux : désindustrialisation et chômage de masse, services publics à la diète, pression fiscale etc.
Par sa spontanéité et son caractère populaire, la révolte des « Gilets jaunes » rappelle la Révolution tunisienne de janvier 2011 mais aussi les Indignés espagnols, en mai 2011, et dans une moindre mesure le Mouvement 5 Étoiles italien…
Téméraires, certains médias et intellectuels osent aussi le rapprochement avec 1789 !
Le gouvernement lui-même songe à ce parallèle en répondant à la révolte par un « Grand » débat qu’il apparente aux états généraux et aux cahiers de doléances. Certains maires ont aussi repris cette expression à leur compte en ouvrant de leur propre initiative des cahiers de doléances dès l’automne 2018 !
1789 : une conception du progrès très largement partagée
Pourtant, cette « révolution » inédite s’oppose sur l’essentiel à la Révolution française. Celle-ci fut conduite par les élites de la Nation, avocats, marchands, grands propriétaires, curés, nobles… Ces élites parlaient mieux latin que les nôtres ne baragouinent l’anglais, elles connaissaient leurs classiques sur le bout des doigts et pratiquaient l’art de la conversation. Elles partageaient surtout avec les classes populaires les idées de leur temps.
Ainsi, elles aspiraient assez largement à rendre la justice et l’impôt plus équitables et moins arbitraires, abolir les derniers droits féodaux ainsi que la corvée et la milice, instaurer la liberté d’opinion, garantir la liberté d’entreprendre etc.
Ces idées se retrouvent dans les cahiers de doléances rédigés dans les paroisses, les corporations de métiers et les bailliages et sénéchaussées.
Ainsi que le note l’historien Patrice Gueniffey, la pratique des cahiers de doléances est très antérieure à la Révolution et coutumière de l’Ancien Régime : chaque fois qu’ils le jugeaient nécessaire, les gens se réunissaient à l’échelon d’une paroisse ou d’un métier pour délibérer de tel ou tel sujet, rédiger un « cahier de doléances » et élire un mandataire en vue de le soumettre au représentant du roi.
Les cahiers de doléances relevaient donc de la démocratie délibérative de l’Ancien Régime, sauf par leur nombre, 60 000 !
Nantis de ces cahiers, les députés des états généraux n’eurent rien d’autre à faire que d’achever les réformes sur lesquelles avaient buté le roi Louis XVI et ses ministres (Turgot, Malesherbes…) du fait de structures archaïques et d’opposants butés : égalité devant l’impôt, justice équitable pour tous, liberté de conscience, suppression des douanes intérieures et des corporations, abolition des droits féodaux et des particularismes régionaux etc.
Profitant de la déconfiture des opposants et des craintes inspirées par l’impatience populaire (« Grande Peur » de juillet 1789), ils purent mener à bien leur travail dans un large consensus…
Il est probable que le roi lui-même aurait accompagné le mouvement s’il avait eu un caractère plus trempé et la capacité de résister à son entourage, prompt à prôner la force contre le peuple et les opposants.
2019 : deux conceptions du monde que tout oppose
Rien de tel aujourd’hui. Les « élites » du pays, autrement dit les classes dominantes, communient dans le culte de la « mondialisation heureuse », de l’« ouverture aux Autres », de la « concurrence libre et non faussée » et du « premier de cordée » (celui qui gagne son premier million à trente ans, pas celui qui risque sa vie comme pompier ou gendarme). Leur horizon est le dépassement de la nation par l’Europe, la cohabitation des cultures, la promotion inconditionnelle des droits individuels etc.
Toutes ces valeurs sont portées par la population aisée et diplômée des métropoles et des petites villes et c’est contre elles que se rebellent les « Gilets jaunes ». Ils ont confusément le sentiment d’être écartés de ce Nouveau Monde radieux. Pire que cela, ils se sentent méprisés par la classe dirigeante. C’est une rupture radicale par rapport aux deux derniers siècles.
• Au début de la révolution industrielle, les patrons vivaient, confortablement certes, au milieu de leurs ouvriers. Ils partageaient une solidarité de destin et se retrouvaient sur les bancs de l’église même s’ils ne se mélangeaient pas. Impensable aujourd’hui.
• Sous le Second Empire, en pleine transformation sociale et économique, les Français faisaient un triomphe aux Misérables de Victor Hugo (1862), roman plein de compassion et de respect pour les pauvres. Impensable aujourd’hui.
• À la « Belle Époque », si grandes que fussent les inégalités de revenus, toutes les classes sociales cohabitaient encore dans les immeubles haussmanniens de Paris et des grandes villes. Impensable aujourd’hui.
• Même quand ils étaient issus de la bourgeoisie, les dirigeants républicains, jusqu’à la fin du XXe siècle, de Clemenceau à Mitterrand en passant par de Gaulle et Pompidou, avaient les pieds bien ancrés dans la glèbe. Ils partageaient avec les gens ordinaires l’amour des paysages de France comme de sa langue et de sa culture. Impensable aujourd’hui.
À l’ère de la mondialisation heureuse, c’est en pressurant des demi-esclaves chinois ou bengalis et en aliénant leurs compatriotes à coup de pub que les nouveaux riches s’assurent une place dans l’Eden des multimillionnaires qui ignore les frontières, avec ses résidences de luxe ceinturées de miradors et reliées par avions privés ou hélicoptères. Il faut remonter au XVIIe siècle ou regarder du côté de l’Afrique et de ses « black diamonds » (oligarchie noire enrichie par la prédation) pour retrouver une pareille césure entre l’hyperclasse et le commun des mortels.
Autour de cette hyperclasse gravite une fraction de la population qui, par son éducation et son milieu, peut jouir également de la modernité urbaine : vie culturelle intense, déplacements aisés, services publics de qualité, grande variété d’emplois disponibles.
Cette population est devenue incapable de concevoir les soucis qui agitent les citoyens moins favorisés : isolement géographique (obligation d’une automobile par adulte), inquiétude du lendemain (emploi et revenus précaires, impôts à la hausse), aucune perspective de progrès (sauf à quitter l’environnement familial, seule planche de salut dans un monde hostile), désert culturel etc.
Les mots pour le dire
La lettre d’Emmanuel Macron aux Français, ce lundi 14 janvier 2019, exprime l’abîme mental qui sépare encore le président de la République du pays profond et des « Gilets jaunes ». À preuve la phrase : « La société que nous voulons est une société dans laquelle pour réussir on ne devrait pas avoir besoin de relations ou de fortune, mais d’effort et de travail ».
Pour le commun des mortels, le mot « réussir » est une autre façon de dire « gagner beaucoup d’argent » et c’est le mot qu’emploient les traders et les « premiers de cordée » pour résumer le sens qu’ils donnent à leur existence.
Rien de commun avec l’aspiration à « réussir sa vie » qui signifie de vivre dans un minimum de confort, au milieu d’une famille unie, avec un travail choisi, aimé de ses proches et respecté de son entourage. Cette aspiration-là est partagée par l’immense majorité des Français, qui ont peu d’illusions sur leur capacité à « réussir » (au sens macronien) et souhaitent seulement que leurs efforts de tous les jours et leur travail soient payés en retour par une honnête aisance.
On peut s’étonner aussi que le président demeure à ce point convaincu qu’il suffise de « traverser la rue » pour trouver un emploi et que si l’on est dans le besoin, c’est faute d’effort et de travail ! Que dire des paysans qui s’échinent toute leur vie pour un revenu de misère ? Que dire des ouvriers et ingénieurs qui tremblent à la perspective de perdre leur emploi après la liquidation de leur entreprise (Papeteries de Condat, Ascoval, Ford-Blanquefort…) ou son rachat par un prédateur étasunien (Technip…) ?
Ce que révèlent la révolte des « Gilets jaunes » et la réponse du gouvernement, c’est non pas un retour à 1789 mais plutôt à 1848 et à l’émergence d’un parti de l’Ordre. Les tenants de ce parti justifiaient leur mépris de classe en se présentant comme de meilleurs chrétiens que les prolétaires des faubourgs ; leurs successeurs justifient quant à eux leur mépris de classe par la supériorité morale que leur donne une plus grande ouverture à l’Autre (le migrant) et au multiculturalisme sans frontières.
Bref, les gilets jaunes ne sont pas des sans culottes et le prince Macron n’y perdra pas la tête. Au fond c’est heureux, la décapitation est passée de mode sauf chez les terroristes de daesh qui sont en train de se faire décimer. Comment sortir de l’impasse alors pour une société plus juste ? J’attend avec impatience une réponse !