J’ai été « absent du département » – c’est ainsi qu’on le dit en Guadeloupe – durant plusieurs mois. Une de ces coupures forcées, dans un premier temps bénéfiques puisque l’insularité reconnaissons le, imprime ses pesanteurs, ses petitesses et cet apparent manque d’espace, impression fausse dès que l’on songe à l’immensité de la mer qui nous entoure.
Coupure et éloignement bénéfiques dans un premier temps mais dont le bénéfice s’estompe après quelques semaines d’absence. Quelque chose vient à manquer lorsqu’on arpente les rues, les routes, les autoroutes des vieux continents surpeuplés, pleins de bruits et de fureur : la présence discrète d’un voisin attentif, le » bonjour » obligatoire donné et reçu sous peine de passer pour un mal poli, une certaine relation au monde et à l’autre, un pragmatisme au quotidien qui peut désarçonner un esprit cartésien; la marchande de gâteaux qui tous les dimanches « jobe » au bord de la route pour arrondir sa retraite, la courbe d’un champ de canne, une fin de journée à Port-Louis quand le soleil descend sur la mer et qu’arrive la volée de yinyins, le rouge d’un flamboyant … quelque chose qui ressemble à une manière d’être que les grandes communautés humaines et urbaines, pressées par le tempo de leurs vies ont perdu.
Cette chose précieuse est menacée de disparition en Guadeloupe sous la pression d’un modèle économique qui broie les gens et la terre. Et il s’agit pas de nostalgie du passé. Partout dans le monde des pays aux vastes étendues s’interrogent sur la gestion de l’espace, sur un développement à la fois plus efficient mais aussi plus économe et respectueux de l’environnement et des équilibres naturels à sauvegarder. Et ici ?
De retour après plus d’une année d’absence la fuite en avant guadeloupéenne saute aux yeux: de nouvelles zones commerciales et/ou administratives à Providence aux Abymes, à Colins à Petit Bourg, à Saint-François; des espaces naturels transformés en parc automobile; des hectares d’anciennes terres agricoles utilisées pour construite le nouvel hôpital.
Il est difficile de contester la construction d’un nouvel hôpital, toutefois, on peut s’interroger: la construction de la première tranche de l’ancien hôpital aujourd’hui si mal en point, si malade lui-même, a débuté à la fin des années 1970 pour se terminer dans les années 1980. La durée de vie d’un hôpital est-elle limitée à une quarantaine d’années ? Quel pays, quelles collectivité tous les 40 ans abandonne l’ancien et construit un nouvel hôpital pour quelques centaines de millions d’euros de plus ? N’y a -il pas en amont des questions à poser sur la maintenance d’un établissement si vite obsolète, sur la modernisation des locaux au fil des années, sur leur entretien et peut-être sur la qualité et l’aboutissement du projet initial ? Dans trois ou quatre ans, quand le nouveau entrera en fonction, cet hôpital malade puis mort sera une friche abandonnée de plus dans le paysage guadeloupéen. Tout un symbole. Que va-t-elle devenir ? Qui pourra financer sa destruction ou sa réhabilitation et pour en faire quoi ? Des femmes et des hommes politiques responsables devraient poser ces questions et s’il ne le font pas des voix devraient s’élever dans la société civile pour le faire.
Cette fuite en avant, cette gestion consumériste de l’espace au détriment des paysages et de la nature ne peut continuer indéfiniment. Dans le même ordre d’idée, la délocalisation de l’Insee et de la Sécurité Sociale toujours à Providence, était-elle justifiés : on bétonne la campagne et les terres agricoles, on vide le centre urbain de Pointe-à-Pitre alors que cette commune a besoin d’être revitalisée.
La Guadeloupe perds chaque années mille hectares de terres agricoles, à ce rythme que restera-t-il dans trente ans ? Un immense pays comme la Chine achète des terres agricoles en Afrique, en Amérique du sud, en Australie un peu partout dans le monde pour assurer son autonomie alimentaire et ce petit pays guadeloupéen bétonne ses bonnes terres.
Cette stratégie, cette gestion du foncier – ou cette absence de stratégie – a-t-elle un sens ?
La tyrannie marchande et le bonheur à crédit
L’incitation forcenée à bétonner la terre, à consommer de l’espace, de la nourriture, des biens en tous genres et céder à la liberté de pacotille, distillée goutte à goutte, qui consiste à consommer et acheter, n’est pas spécifique à la Guadeloupe. On retrouve cela ailleurs, le mal n’est pas guadeloupéen, mais la Guadeloupe, petit archipel de la caraïbe lui cède allègrement. Il semblerait même que la tendance s’accélère depuis une dizaine d’années comme si toute tentative de réflexion sur un autre avenir possible, mieux adapté au territoire et à sa spécificité, était noyée dans le grand bazar des techniques publicitaires, du marketing et du bonheur à crédit.
La planète mondialisée est pour partie en train de perdre ses repères pour une civilisation exclusivement marchande dans laquelle l’avoir engloutit le peu qui reste de l’être.
La Guadeloupe suit le mouvement. Avec ses 400 000 habitants c’est une tête d’épingle dans ce processus, mais ici les phénomènes économiques et sociaux sont comme passés à la loupe, au microscope, tout se voit plus qu’ailleurs, .
» Nous vivons sur une planète finie, aux espaces et aux ressources qui ne sont pas sans limite, nous devons en prendre soin, » disent les défenseurs de l’environnement un peu partout dans le monde. Si la planète terre est un espace limité, la Guadeloupe, avec ses 1 628 km2 l’est encore plus et pourtant ceux qui ont la prétention de prendre les bonnes décisions ou de les autoriser se comportent comme si la ressource était inépuisable.
Les expériences passées ne servent pas de leçon, au nom du profit et de la rentabilité sans état d’âme et à court terme, des marchands de pesticides ont empoisonné la terre pour plusieurs siècles avec l’autorisation de l’Etat, d’autres ont dépensé l’argent public plutôt qu’entretenir un réseau d’eau potable devenu défaillant … et aujourd’hui peut-on vraiment croire que la multiplication des zones commerciales, des supermarchés, des parcs automobiles alors que tant d’autres choses manquent ou disparaissent, contribuent à » l’avenir radieux » d’un archipel fragile et beau qui mérite mieux qu’un bétonnage sans âme.