Biennale transnationale noire à Montréal : des identités qui s’ajoutent et ne se soustraient pas

Jusqu’au 11 décembre au Québec se déroule la première Biennale Transnationale Noire, Af-flux. Eddy Firmin, dit Ano, artiste guadeloupéen installé au Québec en est le commissaire. L’exposition s’inscrit dans la continuité du travail qu’il a accompli dans la perspective d’un Doctorat en études et pratiques des arts de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Eddy Firmin travaille depuis plusieurs années à la mise en oeuvre d’une « Méthode bossale » destinée à décoloniser les imaginaires artistiques.
Le Bossale est le Noir né en Afrique qui fut transporté sur l’autre rive de l’Atlantique pour sa force de travail, c’est l’homme transplanté de force dans un ailleurs où il est dépossédé de lui-même. Pour survivre il se reconstruit avec et contre cet ailleurs (ou bien contre et avec cet ailleurs).
Les connaissances et les savoirs en matière artistique se développent et prospèrent dans des contextes historiques et sociaux déterminés avec des enjeux de domination et de pouvoir toujours présents.
Eddy Firmin remet en cause les codes strictement édictés par un modèle occidental de l’art et propose une méthode pour que les artistes héritiers du monde bossale construisent leur propres imaginaires et leur manière de voir et de transcrire le monde.
Cette quête consiste à faire émerger des espaces frontaliers où se nourrissent des imaginaires multiples, sources, si l’on veut être optimiste, de visibilité et de compréhension entre des identités qui ne se heurtent plus mais s’écoutent et se parlent.
Nous publions ci-dessous un texte d’Eddy Firmin de présentation de la Biennale. (1)

D.L

Cet automne,au Québec et plus particulièrement sur le territoire autochtone non cédé de Tiohtià:ke/Montréal,a lieu la première d’Af-flux, Biennale Transnationale Noire.
Cette invitation au dialogue est lancée depuis l’un des centres urbains les plus cosmopolites et polyglottes au monde.Dans cette ville québécoise, plus d’un habitant sur trois est un immigrant,les minorités visibles représentent un tiers de sa population et une personne sur dix est noire.
En parfaite adéquation avec son lieu,cette biennale s’interroge sur l’apport des multiples communautés noires au débat de l’art contemporain. Sollicitées de manière ponctuelle ou individuelle, ces voix souvent instrumentalisées ont aujourd’hui leur biennale. Néanmoins, dans un monde globalisé poussant au repli identitaire, user des mots «noire» et «transnationale» pour qualifier un événement, est autant un acte de défiance que d’ouverture.
Près d’un siècle après le mouvement de la «négritude» qu’Aimée Césaire définissait comme «la simple reconnaissance du fait d’être noir»,aujourd’hui encore, utiliser le mot «Noir» fait
ressurgir une forme d’inconfort. Car faire usage du mot, c’est faire appel à la complexité de l’histoire et à la persistance des préjugés.
Cependant, être «noir » ne saurait désigner une identité, une communauté, une diaspora précise et encore moins une culture.Le corps noir participe d’une expérience transnationale du monde; ce que Web Dubois appelle la «double conscience» et que Walter Mignolo nomme le «Immigrant» (en traduction le «je-suis-migrant »); c’est-à-dire des “je” qui se définissent par le passage d’un monde à l’autre et non par rapport au seul territoire de naissance. Ainsi il se construit, hors de l’Afrique, sur les différents sols d’Occident, des expériences singulières et riches.
Af-flux Biennale Transnationale Noire, souhaite ainsi relier ces expériences et ces héritages qui partout en Occident s’éveillent.

Monde Bossale
Quel que soit son lieu de départ ou d’arrivée, le passeur des mondes porte en lui un matériel émotionnel et culturel qui filtre ses perceptions de l’après-frontière.
Ce matériel affecte simultanément la manière dont il se perçoit et la manière dont il est perçu. En retour, le passeur ensemence sa terre d’accueil d’un imaginaire culturel exogène et permet de repenser ou réinventer les identités locales. Conséquemment,le bossale participe de cette figure fertilisatrice du passeur au fondement de notre monde globalisé. Il est l’esclave né en Afrique, marchandise déshumanisée du commerce négrier, outil de production surexploité, tentant de se retisser une humanité, une identité.

Si le bossale est un rouage historique important dans la surexploitation du corps des plus fragiles socialement, il pose aussi la question des identités transnationales inhérentes à notre monde actuel.
En effet,dès ses premiers soubresauts, le bossale, par conséquent le corps noir, désigne la figure du sans sol qui n’est nulle part chez lui;en contraste avec le capitaine d’industrie qui prend possession des territoires à exploiter.Le bossale participe des premières identités transnationales modernes qui se définissent lors du passage. Ils portent avec eux la double mémoire d’un ailleurs et d’un ici,la double conscience de la complexité des mondes.
Les bossales contemporains font face à des monocultures identitaires (nationale,culturelle,géographique) encore porteuses d’identité-barrière guidé par le modéle assimilationniste et son “bien/ou bien“.Leurs résistances participent alors à maintenir de la plasticité dans des constructions identitaires et culturelles portées à l’effacement de la différence plutôt qu’à son respect.

Chacun des artistes de cet événement questionne cette part d’identité transnationale qui ne fait pas le choix de la sous- traction d’une identité, mais de l’addition (et/et).
Comment les descendants directs du bossale, les artistes afro-américains (nés dans toutes les Amériques) et les Afro-Européens (nés dans toute l’Europe), les Africains immigrés articulent-ils le monde? Quel type de dialogue décolonial naît de la rencontre des artistes afrodescendants d’ici et d’ailleurs ?
Comment ces artistes investissent-ils le champ de l’art contemporain ? Quelles sont leurs radicalités(racines)?

1) Pour en savoir plus sur les artistes invités et les différents lieux d’exposition à Montréal:
www.affluxbiennale.org

3 réflexions sur « Biennale transnationale noire à Montréal : des identités qui s’ajoutent et ne se soustraient pas »

  1. Votre article pose plein de questions, qui dépassent l’art et les arts : celle des identités multiples que nous portons tous, du transnationalisme et donc du nationalisme, ce dernier a-t-il encore un sens, hormis pour les extrême-droites aux USA et en Europe. Et puis celle des pays d’origine aussi. L’Occident est / a été dominant pour le pire et quelques fois pour le meilleur. Mais qu’en est-il de ceux restés au pays qui ne naviguent pas entre plusieurs cultures, voire plusieurs nationalités. Qu’en est-il de leurs imaginaires qui n’est pas « pollué » par une autre culture et qui souvent souffrent tant entre les frontières du pays d’origine. Je pense à Haïti cette terre, si riche de culture et si souffrante au quotidien. Beaucoup d’Haïtens réussissent si bien hors de leur terre et en sont partis.
    Je pense à l’Afrique et à ces milliers de migrants que montrent les images à la télévision risquant leur vie pour fuir une terre et en rejoindre une autre en Europe ou ailleurs qu’ils espèrent meilleure. (paradoxe non ?) L’est-elle meilleure ? Le  » Bossale » et ses descendants au milieu de tout ça au milieu de ces cultures mélangées, croisées en souffrance ou conquérantes quel meilleur chemin doit-il prendre ? Quel imaginaire … Le Bossale, avec la double ( et peut-être triple, quadruple …) mémoire que vous lui attribuez donne-t-il une réponse ? L’expo est trop loin de chez moi, je ne pourrais pas la voir. Dommage !

  2. L’approche de cette Biennale ouvre des portes, mais une question me vient à l’esprit en lisant : comment cette « méthode bossale » est-elle perçue/comprise par les peuples autochtones du Québec ? La question est-elle posée au cours de cette Biennale ? Le Canada est un pays occidental, territoire colonisé par les Européens dont les colons ont finalement pris le contrôle et le conservent aujourd’hui . Les Amérindiens, leur culture, leurs arts sont « marginalisés » sur leur propres terres, quelle place vous leur donnez entre l’imaginaire occidental dominant que vous qualifiez de  » monoculture »et l’imaginaire de cette figure du  » sans sol » attribué au bossale.
    Les Amérindiens ont/avait un sol qui s’est dérobé sous leurs pieds au moment de la colonisation européenne. Quelle place ont-ils dans ce paysage canadien/quebécois qui me semble-t-il n’a rien de « mono culturel » mais me semble plutôt largement pluri culturel, sauf à faire l’impasse sur la multiplicité de ses composantes parmi lesquelles en effet les Afrocanadiens.

  3. Merci pour cet article, cela me rassure de lire enfin de la part d’un artiste d’origine guadeloupéenne qu’être Noir ce n’est pas forcément appartenir à une communauté, une identité, une dispora précise et comme vous l’écrivez  » encore moins à une culture. » C’est ce que je ressent, le monde est si vaste et complexe qu’on ne peut pas le réduire ainsi.
    Il faut sortir de ses frontières et de son pré carré pour s’en rendre compte. La couleur de la peau ne constitue pas une identité, pas plus pour les Noirs que pour les Blancs, voilà qui est dit, nulle couleur de peau n’est une valeur en soi .
    Une fois cela dit la démarche  » Bossale » que vous décrivez peut être riche de promesses car la remise en cause des codes artistiques de l’occident – plutôt blanc – sans être déniés – ils sont présents et quelques fois forts – ne résument pas à eux seuls la richesse des imaginaires du monde, et parmi ces imaginaires quelques uns ont été longtemps occultés ou empêchés. Nous devons pouvoir nous nourrir à toutes les sources … alors bravo, ouvrez les fenêtres et laissez entrer le soleil …

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