» Un pas a été fait dans la jurisprudence locale » estime Harry Durimel, l’avocat qui représentait devant le tribunal administratif de Basse-terre en Guadeloupe, les associations ayant déposé une requête contre l’épandage aérien de pesticides. Cette décision illustre une problématique d’une totale actualité: la somme de quelques intérêts particuliers, aussi puissants qu’ils soient, ne fait pas l’intérêt général.
L’ordonnance du 3 octobre 2012 restera dans les annales du tribunal administratif de Basse-Terre en Guadeloupe. Même ceux qui avait déposé la requête et monté le dossier avaient des doutes: s’opposer à une décision préfectorale qui va dans le sens des intérêts des puissants producteurs de bananes, dans ce petits pays, n’est pas une évidence. Dans la population guadeloupéenne, la force des décisions venues d’en haut, semblent incontestable. Alors s’instaurent une sorte de fatalisme, de repli sur soi, réveillés sporadiquement lors d’un coup de colère, de mouvements sociaux qui flambent puis s’éteignent jusqu’au prochain coup. Les différents pouvoirs en place s’accommodent de ces jeux de rôles qui bloquent la société guadeloupéenne, plus qu’ils ne la font avancer.
Les temps changeraient-ils ? Faut pas rêver, mais, sur ce coup de l’épandage aérien, ça bouge imperceptiblement. Depuis trente ans des événements sont survenus avec des succés, des échecs, des déceptions. Et l’affaire du chlordécone, toujours pas réglée, reste malgré tout très présente dès qu’on parle, ici, de pesticides..
On se souvient des propos d’un homme politique, en principe responsable, Jean-Pierre Soisson, ministre de l’agriculture en 1993, l’un des trois qui ont signé les dérogations autorisant l’emploi du chlordécone, dont on connait la dangerosité aujourd’hui, déclarant quinze ans plus tard » si c’était à refaire, je donnerais moins la priorité à la production bananière. » Ces propos marquent les esprits. Soisson avait signé en février 1993 la dernière dérogation autorisant pour six mois encore l’utilisation du chlordécone, qu’on savait cancérogène possible pour l’homme depuis 1979 et interdit à la vente depuis 1990. Mais il fallait écouler les stocks. Ce passif existe.
Cette semaine, dans le mémoire adressé au tribunal administratif de Basse-Terre, les avocats représentants les producteurs de bananes font la confusion entre les intérêts de leurs clients et l’intérêt public. Ils soutiennent que l’intérêt général justifie le maintien de la dérogation autorisant l’épandage aérien de pesticides, » tant du point de vue de la santé publique que de celui de l’agriculture » et ils ajoutent » qu’aucun intérêt public n’est compromis en l’absence de risque avéré pour l’environnement compte tenu du caractère temporaire de l’autorisation accordée. »
Le tribunal administratif les a entendu, mais a jugé qu’il y avait une hiérarchie à respecter dans l’ordre de ce qu’on appelle l’intérêt public.
Cet extrait de l’ordonnance vaut d’être lu : » si la lutte contre la cercosporiose constitue un objectif d’intérêt public, il n’est pas établi, même si cette pratique présente des avantages certains, que l’épandage aérien soit la seule technique efficace au service de cette lutte, ni que son arrêt avant le terme de la période de six mois entraîne des conséquences d’une gravité telle qu’elle excluerait toute mesure de suspension; il n’est pas établi non plus que l’intérêt dont il s’agit constitue un intérêt supérieur à celui dont se prévalent les requérants. » Le tribunal, à ce stade fait un choix: entre ce qu’on appelle le réalisme économique, maintient des tonnages de bananes, des subventions européennes, des exportations, noria des bateaux qui partent avec des bananes et reviennent avec des containers etc, et la santé des Guadeloupéens.
Cette décision de justice, suspensive d’une pratique discutable, pose la question de l’intérêt supérieur. Quel est-il ? » Nous nous parlons de santé publique, d’éthique et eux parlent de tonnes de bananes et d’économie » résume Harry Durimel, « Il en va quand même de la survie du petit caillou sur lequel nous vivons. Voulons-nous d’une Guadeloupe riche mais sur laquelle les cancers de la prostate se multiplient ? » Le tribunal, dans cette première étape, a fait un choix.
L’argument de ce qu’est ou n’est pas l’intérêt supérieur, n’est pas le seul sur lequel s’est appuyé le tribunal administratif pour prendre sa décision. Il y a le fameux banole. Pour pratiquer l’épandage aérien, les planteurs utilisent cinq produits dont le banole. Un adjuvant qui possède aussi des qualités de fongicides. Quatre des cinq produits ont été testés en vue de leur utilisation par épandage aérien, comme le prévoit la réglementation, mais pas le banole. Dans ces conditions, le tribunal a estimé que : « cette absence d’évaluation spécifique s’opposait à ce que soit délivrée la dérogation à l’interdiction d’épandage ». Jusqu’à ce que le tribunal ait statué sur le fond la dérogation accordée par le préfet de la Guadeloupe en juillet 2012, est donc suspendue.
Tout ne s’arrête pas là évidemment. Les planteurs sont remontés aux créneaux avec leurs arguments sur les emplois, sur l’économie à grand renfort de médias tandis que le camp adverse, avec des moyens nettement moins puissants a décidé ni de lâcher, ni de crier victoire trop vite. L’emploi n’est plus le bon argument, les bananiers ne recrutent plus et leurs effectifs baissent. Un changement de stratégie, une agriculture, moins industrielle, moins exportatrice créérait des emplois. Mais si dans deux semaines, les planteurs remplacent le banole par de l’eau ou un produit homologué que se passera-t-il ? L’épandage aérien est d’une certaine manière l’angle d’attaque, le petit bout de la lorgnette, mais la question posée va au-delà : quel mode de développement voulons-nous privilégier ? Quelle agriculture ?
Ce qui se joue en Guadeloupe est emblématique des enjeux du XXIem siècle ailleurs dans le monde. Pourrons-nous mettre en oeuvre un mode de développement, une économie centrée sur les préoccupations humaines, voire éthique ou bien allons-nous continuer pieds au plancher à faire du chiffre pour maintenir co ûte que co ûte des résultats. Un peu moins d’arrogance, de certitudes et un peu plus d’intelligence de la vie, devraient permettre d’avancer et puis surtout la mobilisation et l’intérêt de la population sont nécessaires. » J’ai vu des gens mal à l’aise l’autre jour au tribunal, j’ai perçu un déficit moral chez les planteurs et ceux qui les soutiennent, » constate un membre du collectif contre l’épandage aérien. » On ne peut pas s’en tenir seulement à vouloir sauver la banane et les emplois, on nous a déjà fait le coup il y a quinze ans. »
Petit détail significatif, les planteurs en plus de demander au tribunal de rejeter la requête des associations, demandaient que ces militants associatifs dont les moyens sont limités, soient condamnés à payer une somme de 10 000 euros. Sans commentaire. Le tribunal ne les a heureusement pas suivis.