Tout marché public attribué sur la base de la préférence locale ou nationale méconnaîtrait le sacro-saint principe d’égalité de traitement des candidats. Ce principe qui s’oppose à toute forme de protectionnisme est-il satisfaisant et viable dans un pays comme la Guadeloupe ?
» Là o๠il n’y a pas de grande vision, le peuple périt »
Franklin ROOSEVELT.
Le chômage de masse se généralise à tous les secteurs économiques. Il est lié à la baisse d’activités et aux liquidations d’entreprises dans des filières jadis à l’abri et aujourd’hui sinistrées. Cette métastase sociale ronge jusqu’à l’os les fondements de la société guadeloupéenne. Divers corps représentatifs (professionnels, politique…) tentent de sensibiliser une opinion publique déboussolée à défaut de bousculer les positions installées.
Le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) est directement touché. Sa corporation traduit assez fidèlement ce malaise social avec lequel le pays a appris malgré lui à vivre en consanguinité à défaut de l’exorciser. L’intitulé de son manifeste est tout un symbole : » les entreprises du BTP meurent en silence « .
Parallèlement, l’impuissance quasi congénitale de nos élus à infléchir une réalité qui leur échappe, les cantonne au rôle d’étendard de ce désarroi ambiant qu’ils surjouent jusqu’à l’envi (député Ary Chalus, questions au gouvernement-22 mai 2013). Ils sont passés maîtres des faux-semblants, ramasseurs de tendance. En définitive, un couteau sans lame auquel il manque le manche.
A l’évidence, on pourrait penser à une fatalité maléfique. En réalité, il en n’est rien. Cette situation est la conséquence directe du choix économique opéré à l’acte de naissance de l’Union européenne. Cette philosophie repose sur le fameux oracle divin, qu’est devenue la libre concurrence. Bon gré, mal gré, nos gouvernants assument cette orientation à demi-mot, car trop longtemps biberonnés à la vulgate libérale.
Toutefois, ces adeptes de postures de circonstances faussement rebelles, remettent à l’ordre du jour une double interrogation. D’une part, l’épineuse question de la préférence à l’emploi local dans l’attribution des marchés par les pouvoirs publics. D’autre part, la présence sur notre sol de travailleurs détachés communautaires bon marché.
Quoi qu’il en soit, tout élément de réponse crédible ne peut s’inscrire en dehors d’une réflexion concomitante autour de la problématique de l’évolution statutaire de notre archipel (rapport José Toribio » pour sortir de l’impasse institutionnelle « ).
Pour attribuer le marché au candidat qui a présenté l’offre économiquement la plus avantageuse, le pouvoir adjudicateur (l’acheteur public) se fonde soit sur le critère du prix, soit sur une pluralité de critères non discriminatoires et liés à l’objet du marché (article 53 I-1° du code des marchés publics).
Autrement dit, le droit de la commande publique ne permet pas de retenir des critères de choix liés à l’origine ou l’implantation géographique des candidats au marché. L’introduction d’un critère de préférence locale serait donc illégale.
Ainsi, une réglementation réservant des marchés publics aux entreprises ayant leur siège social dans la région o๠ils doivent être exécutés … est discriminatoire (CJCE 3 juin 1992, C-360/89, Commission c/ Italie). Il en va de même de l’utilisation par l’acheteur public de critères d’évaluation liés à la présence d’installation de production sur le territoire national (CJCE 27 octobre 2005, C-158/03, Commission c/Espagne).
A cet égard, la nécessité de favoriser l’emploi local et d’équilibrer les finances locales par l’acquittement de la taxe professionnelle ne peut être prise en compte dans le choix de l’entreprise retenue (CE n°131562, 29 juillet 1994, Commune de Ventenac-en-Minervois).
Toutefois, si une obligation d’implantation géographique est justifiée par l’objet du marché ou par ses conditions d’exécution, elle peut constituer une condition à l’obtention du marché. Notamment, pour des raisons liées aux délais d’intervention du prestataire au regard du caractère urgent de la prestation à réaliser.
Néanmoins, un candidat qui s’engage à s’implanter en cas d’attribution du marché, doit être considéré comme satisfaisant à cette obligation, au même titre qu’un candidat déjà implanté (CE n°168688, 14 janvier 1998, société Martin-Fourquin).
En outre, dans le cadre des conventions de libre-échange ou l’accord sur les marchés publics issu de l’OMC, l’Union européenne s’est engagée à ouvrir certains marchés publics aux sociétés d’Etats tiers. En dehors de ces engagements internationaux, elle n’a aucune obligation de les rendre accessibles à la concurrence d’opérateurs extracommunautaires. Toutefois, les acheteurs publics ne disposent d’aucune base légale pour rejeter une offre présentée par un candidat issu d’un pays tiers, alors même que ses marchés ne seraient pas ouverts aux entreprises communautaires.
Le détachement consiste pour un employeur à envoyer ses employés exercer temporairement leurs fonctions dans un autre Etat membre de l’Union européenne. Les conditions de travail, les salaires et charges sociales appliqués sont ceux du pays d’origine.
Initialement, le dispositif du travailleur détaché était conçu comme protecteur des marchés du travail des pays aux co ûts de main d’oeuvre les plus élevés. Il répondait aux inquiétudes nées de l’adhésion de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce et liées aux différentiels de rémunérations.
Aujourd’hui, faute d’harmonisation sociale communautaire conjuguée à une absence de mécanisme de contrôle efficace, le salarié à bas co ût est devenu un outil de concurrence déloyale dans les secteurs de la construction, de l’agroalimentaire..
Ce dumping social made in Europe explique la procédure en infraction engagée par la Belgique contre l’Allemagne. En effet, ces travailleurs low cost (bon marché) venus d’Europe de l’Est ou du Sud sont payés 3 à 8 euros l’heure dans le secteur de l’abattage de viande.
Cette pratique met à mal toute la filière viande dans l’espace communautaire. Par ailleurs, elle pose le problème du financement des systèmes de sécurité sociale des Etats d’accueil. En effet, c’est le pays de résidence du travailleur détaché qui perçoit les cotisations sociales.
le pays s’échappe à lui même
Derrière une façade aguichante et trompeuse, une apparence enjôleuse, le pays s’échappe hors de lui-même. A force d’avoir laissé se creuser tous les fossés, il s’y enlise.
La filière du BTP en Guadeloupe est en plein déclin. En 2011, elle concentre 6 708 salariés, soit 8,5% de l’emploi salarié du territoire contre 8 379 (9,9%) en 2008. Et seulement 2,4% de ces entreprises emploient plus de 10 salariés. Naguère, ce secteur était fortement soutenu par la commande publique et les avantages fiscaux en matière d’investissement locatif libre et intermédiaire.
La loi n°2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique de l’outre-mer a réorienté la défiscalisation vers les logements locatifs sociaux et les résidences avec services pour personnes âgées. Pourtant, la production financée desdits logements reste inférieure de 3,9% à sa moyenne des dix dernières années.
En outre, faute d’éléments chiffrés, il est difficile de quantifier en nombre et en euros le volume de marchés publics remportés par des entreprises communautaires. A titre indicatif, en 2011, les administrations publiques locales ont réglé 316 millions € de dépenses d’équipement (dont 80 pour la région, 84 pour le département, 140 pour les communes…) Soit 21,4% des investissements globaux réalisés sur notre territoire.
Mais au-delà de la question de la préférence locale, la Guadeloupe navigue dans du sable mouvant. L’édifice est sur le point de s’engloutir. D’abord, l’octroi de mer (254 millions en 2011) repose sur un fondement juridique dérogatoire et donc incertain.
Ensuite, la Commission qui assigne en mai 2013 la France pour discrimination fiscale en matière de logements locatifs neufs (524 millions d’investissements dans le logement social en outre-mer en 2011 pour une dépense fiscale de 260 millions d’euros). Ce dispositif (Girardin et Duflot) applicable en outre-mer, est jugé incompatible avec un des principes fondamentaux du marché unique : la libre circulation des capitaux.
Enfin, il est probable qu’à terme la Guadeloupe ne puisse remplir les conditions d’éligibilité aux fonds européens (876,2 millions d’euros avec les îles du Nord pour la période 2007-2013). A la fin de 2012, 739,5 millions d’euros ont été engagés (soit 84,4%) et 284,6 millions d’euros versés (soit 32,5%). Avec l’adhésion des pays de l’Est, son PIB/habitant risque d’être supérieur à 75% de la moyenne communautaire.
Par ailleurs, il devient urgent de revisiter nos relations avec l’Union européenne. Cet aggiornamento passe inévitablement par une évolution statutaire. En effet, seule la collectivité d’outre-mer régie par l’article 74 de la Constitution peut déterminer » des mesures justifiées par les nécessités locales … en faveur de sa population en matière d’accès à l’emploi, de droit d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier « .
Le politique a trop laissé les évènements trancher pour feindre de les organiser, plutôt que de choisir l’audace et l’anticipation. Ce déficit de vision ou ce consentement à l’ordre existant n’est pas sans incidence sur l’économie locale. Car en l’absence de réaction, la liberté de concurrence, pierre angulaire de la construction européenne risque d’être notre pierre tombale. Pour y remédier, à nous de faire nôtre l’adage de Victor Schoelcher à l’adresse à son ami poète Ernest Legouvé : » j’ai toujours dit que la résignation est une vertu d’invalide « ».
Débats les 9 et 11 octobre
– L’Institut Rémy Nainsouta vous convie à 2 débats contradictoires autour de la question de la préférence à l’emploi local dans l’attribution des marchés publics en Guadeloupe avec en toile de fond le lien entre évolution statutaire et développement économique :
– Mercredi 9 octobre 2013 à 18h au Centre de Ressources des Abymes
– Vendredi 11 octobre 2013 à 18h à la Médiathèque Albert Béville à Basse-Terre