Extradition des Brigades rouges italiens, ces terroristes d’un autre siècle

Sept italiens ont été arrêtés le mois dernier en France pour être extradés à la demande de leur gouvernement. Réfugiés en France depuis des décennies, ils sont sous la menace de peines lourdes pour des actes terroristes commis dans les années 1970/1980 en Italie. Ces faits nous rappellent que la vie politique, sociale n’a jamais été un fleuve tranquille, comme on pourrait le croire ou l’imaginer. Ce n’était pas mieux avant.
Au cours des années de plomb italiennes, toutefois, le terrorisme a frappé des magistrats, des hauts-fonctionnaires, des hommes politiques jamais des citoyens lambda, des hommes ou des femmes de la rue attablés à une terrasse, a priori des innocents. Les terroristes du XXem siècle ciblaient leurs victimes.
Si l’on remonte encore plus loin dans le temps, en 1932, Paul Doumer, chef de l’Etat français a été assassiné par un immigré russe, Paul Gorgulov, membre d’un parti d’extrême droite russe qui pensait par ce geste pousser la France à déclarer la guerre à la Russie bolchévique.
D’extrême droite ou d’extrême gauche, fanatique ou religieux , le terrorisme – acte violent à visée politique pour déstabiliser une société – n’est pas une invention du XXI em siècle.
Nous publions un article de Jean-Pierre Giovenco qui retrace l’épisode le plus connu des années de plomb italiennes: l’enlèvement et l’assassinat du chef du gouvernement Aldo Moro, par les Brigades rouges. C’était un 9 mai. Le contexte politique dans lequel s’est déroulé cet assassinat est important: l’extrême gauche détestait le démocrate chrétien Aldo Moro et sa politique de compromis avec le parti communiste italien. L’alliance de la faucille et du goupillon ! D.L

9 mai 1978
Aldo Moro assassiné par les brigades rouges

par Jean-Pierre Giovenco
Homme d’Etat italien, né le 23 septembre 1916 à Maglie (Pouilles), assassiné à Rome, à l’âge de 61 ans. Président de la démocratie chrétienne, favorable au « compromis historique » avec le parti communiste italien, il fut enlevé par les Brigade rouges et tué après une détention de 55 jours et un simulacre de procès.
Né dans la région pauvre des Pouilles dans le sud de l’Italie pendant la Grande Guerre, Aldo Moro fut élevé au sein d’une famille d’enseignants catholiques pratiquants. Après des études brillantes au collège et au lycée, il devint au début de 1940 le président de la fédération universitaire catholique puis celui du Mouvement des diplômés catholiques, dont l’aumônier n’était autre que Mgr Montini, le futur pape Paul VI. A la Libération le jeune avocat et futur professeur de droit pénal décida d’adhérer à la démocratie-chrétienne, le grand parti de centre-droit à qui revint la lourde tâche de gouverner le pays au lendemain de la guerre et après un quart de siècle de dictature fasciste. Il fit sa demande au responsable provincial du parti, un pharmacien de Bari. Ce dernier refusa de lui délivrer sa carte d’adhésion. Il se méfiait des idées théoriques et fumeuses de Moro et lui reprochait d’être trop éloigné de l’action concrète.
Une figure de la politique italienne
Dépité, Aldo Moro envisagea de rejoindre les rangs du parti socialiste. L’intervention de son évêque le dissuada de militer dans les rangs de la gauche. Le prélat, dont l’influence à l’évidence dépassait celle du notable pharmacien, lui proposa de se présenter à l’élection législative sous la bannière de la démocratie-chrétienne dans la circonscription de Bari. Aldo Moro fut brillamment élu à l’Assemblée constituante de 1946. Il le sera à huit reprises pendant sa carrière politique. Sa formation de juriste lui permit de participer à la rédaction de la nouvelle Constitution démocratique dont se dota la République italienne. En effet, après s’être débarrassé du régime fasciste, le peuple choisit par référendum d’abolir la monarchie et d’instaurer à sa place la République, envoyant en exil la famille royale qui s’était compromise avec Benito Mussolini.
Aldo Moro devint rapidement un personnage incontournable dans son parti et au gouvernement. Sous-secrétaire d’État aux affaires étrangères (mai 1948-janvier 1950), il présida le groupe démocrate-chrétien à la Chambre (juin 1953-juillet 1955). Il occupa le poste de ministre de la justice (juillet 1955-mai 1957), puis celui de ministre de l’instruction publique (mai 1957-juillet 1958) avant de devenir secrétaire général de la démocratie chrétienne (mars 1959-décembre 1963). Enfin, il occupa le fauteuil de président du Conseil des ministres une première fois du 4 décembre 1963 au 5 juin 1968. Il fut le premier dirigeant démocrate-chrétien à associer le parti socialiste à la conduite des affaires du pays. Il mit en application une formule attribuée en son temps à Alcide de Gasperi, le fondateur du parti : « La démocratie chrétienne est un parti du centre qui regarde à gauche »
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Le compromis historique avec le parti communiste
Il présida encore un gouvernement de centre-gauche en novembre 1974-juillet 1976. En octobre de cette année-là, il fut élu président de la démocratie chrétienne. Aldo Moro était alors l’homme politique le plus important d’Italie avec Enrico Berlinguer, le chef du puissant parti communiste. L’Italie affrontait alors une grave crise économique, sociale, morale, aggravée par le terrorisme convergent de l’extrême-droite qui rêvait d’instaurer un régime autoritaire dans le pays et celui des brigades rouges, opposées à « l’Etat bourgeois ». Le chef de la démocratie chrétienne et le secrétaire général du PCI partageaient la même analyse sur les maux qui assaillaient le pays et sur les moyens pour l’en sortir. S’inspirant des thèses d’Antonio Gramsci, Berlinguer proposa une alliance entre les communistes et les démocrates chrétiens. Ce « compromis historique », présenté par ses détracteurs comme l’association de la faucille et du goupillon, devait permettre la constitution d’un gouvernement commun. Après la victoire du PCI aux élections locales de juin 1975, Aldo Moro se déclara favorable à l’association des communistes au pouvoir. Il expliqua qu’il fallait élargir jusqu’à eux « la base populaire de l’État. » Aldo Moro travailla à convertir le PCI aux valeurs de la démocratie occidentale et bourgeoise et à convaincre les démocrates-chrétiens de dépasser leur aversion pour le marxisme-léninisme. Berlinguer l’aida dans son travail pédagogique en récusant le modèle soviétique et stalinien et en promouvant l’Eurocommunisme, une voie démocratique vers le socialisme. Au début de 1976, des progrès importants avaient été accomplis. A la fin de l’hiver, les groupes parlementaires démocrates chrétiens votèrent à l’initiative d’Aldo Moro une motion qui de facto validait l’entrée des communistes dans la majorité parlementaire. L’Italie deviendrait-elle un laboratoire de l’Europe où l’on testerait de nouvelles combinaisons politiques ?
Le 16 mars 1978, était un jour décisif pour l’avenir de la politique de compromis historique. Ce jour-là, les députés étaient appelés à voter l’investiture du nouveau président du Conseil, le démocrate chrétien Giulio Andreotti. Les communistes avaient fait savoir qu’ils accorderont la confiance au pressenti, une première depuis 1947, date à laquelle ils avaient été chassés du gouvernement d’union nationale. Aldo Moro monta dans sa voiture pour participer aux discussions. Arrivée rue Stresa, à Rome, son véhicule et son escorte tombèrent dans un traquenard tendu par un commando, puissamment armé des brigades rouges, dirigé par l’un des fondateurs du mouvement Mario Moretti. Les terroristes ne laissèrent aucune chance au chauffeur et aux policiers. Ils les abattirent tous les cinq, dont Oreste Leonardi, un garde du corps devenu l’ami intime d’Aldo Moro. Ce dernier fut vraisemblablement blessé à la fesse gauche pendant l’attaque. Les terroristes enlevèrent le chef de la démocratie chrétienne et le retinrent prisonnier dans un appartement de la ville éternelle.
Enlevé, « jugé » et assassiné par les brigades rouges
Une longue détention commença. Au terme d’un simulacre de « procès », les brigades rouges condamnèrent à mort Aldo Moro. Ils proposèrent de l’épargner en échange de la libération de plusieurs de leurs camarades emprisonnés pour des attentats meurtriers. Le gouvernement refusa de négocier. Aldo Moro écrivit plusieurs lettres à des ministres, des proches pour plaider sa cause. En vain. Le pape Paul VI demanda sa libération. Malgré toutes les suppliques et les appels à la clémence, les brigadistes refusèrent de le relâcher. Après 55 jours de détention, ils l’assassinèrent en lui tirant onze coups de feu dans la région du cœur. Dans un long texte, ils tentèrent de se justifier (lire ci-dessous). Les terroristes enfermèrent son cadavre dans le coffre arrière d’une Renault 4 volée. Ils garèrent le véhicule via Caetini, une rue à mi chemin entre les locaux du parti communiste et ceux de la démocratie chrétienne. L’annonce de l’assassinat d’Aldo Moro suscita une vague d’émotions en Italie et dans le monde.
L’arrestation et la condamnation des auteurs de l’enlèvement et de l’assassinat du chef de la démocratie chrétienne – notamment de leur chef Mario Moretti – n’ont pas mis fin aux spéculations sur les véritables intentions des terroristes. Etaient-ils uniquement motivés par la libération de leurs camarades emprisonnés ? Travaillaient-ils pour des services secrets occidentaux ou soviétiques opposés pour des raisons différentes à la politique de compromis historique qui faisait bouger les lignes politiques ? Au sein de l’Etat et de la police italienne, des milieux d’extrême-droite avaient-ils favorisé une stratégie de la tension en manipulant les brigades rouges avec l’espoir de favoriser un coup d’Etat ? Entre faits avérés, rumeurs et phantasmes, la vérité a du mal à émerger. Tout au plus, peut-on constater que la mort d’Aldo Moro mit fin de la politique de compromis historique dont le chef de la démocratie chrétienne avait été l’un des promoteurs avec le leader du parti communiste.
J.-P.G.