Le rapport d’expertise des professeurs Narbonne et Multigner a été remis le mois dernier au juge parisien chargé d’instruire l’affaire du chlordécone. Il confirme que la » toxicité du chlordécone, initialement confidentielle, a été partiellement rendu publique aux USA dès 1963. » En 1980, en 1990 les risques étaient connus, alors pourquoi a-t-on utilisé ce produit en Martinique et en Guadeloupe ?
L’affaire du chlordécone ne peut plus s’arrêter. Ce que l’on savait, ce qu’écrivaient il y a sept ans Louis Boutrin et Raphaà«l Confiant (1), est confirmé depuis quelques semaines par un rapport d’experts peu discutables. Le chlordécone est un produit dangereux, ceux qui ont autorisé son utilisation – dans les années 1980/1990 – ceux qui le fabriquaient, le vendaient, l’utilisaient ne pouvaient pas l’ignorer.
» Il est important de signaler que l’essentiel des connaissances sur la toxicité du chlordécone chez l’animal de laboratoire et ses effets néfastes chez l’Homme ont été acquises avant 1981″ affirment les deux experts. » L’information est majeure.
Le rapport de Narbonne et Multigner est moins catégorique sur le lien entre chlordécone et multiplication des cancers chez les adultes et retard de développement chez l’enfant. Ils écrivent : » la relation avec l’exposition au chlordécone mise en évidence dans le cadre d’études épidémiologiques aux Antilles (…) est plausible mais elle ne peut, formellement, s’assimiler à un lien causal. » Les experts sont prudents, aussi prudents que ceux qui ont eu à traiter, jadis, les dossiers de l’amiante.
La dangerosité de l’amiante ne pouvait plus être contestée, en revanche, le lien entre ce danger et les maladies qui ont frappé le personnel des usines, hormis quelques succés judiciaires, est, à ce jour toujours difficile à établir. Etablir ce lien, c’est ouvrir la boîte de Pandore des dommages et intérêt et des indemnisations. Dans le cas du chlordécone cela peut mener loin et co ûter cher. Ce sera le travail difficile des avocats des victimes encore non identifiées, du chlordécone.
Si les informations existaient, si » tout le monde savait » ou était en mesure de savoir, alors pourquoi a-t-on utilisé ce produit jusqu’en 1993 ?
L’affaire du chlordécone ne peut plus s’arrêter car la population des Antilles est en droit de savoir comment et pourquoi cet empoisonnement du sol a été possible et qui sont les responsables. Un procés au cours duquel toutes les pièces seront mise sur la table est indispensable pour que de telles pratiques ne se reproduisent plus.
La justice doit passer. Sur le fond on connait l’essentiel, les noms des présumés coupables ou présumés innocents: les industriels qui ont fabriqué le produit, les lobbies agricoles qui ont fait pression pour obtenir des dérogations, la proximité entre ces industriels et les planteurs, les ministres qui ont signé, les élus, les fonctionnaires qui ont laissé faire etc
Les pressions et la puissance du lobbie de la banane soucieux de maintenir et augmenter la production, en utilisant ce produit efficace contre le charançon est le point de départ. Il fallait privilégier l’économie, la productivité, le maintien d’un système sans songer aux conséquences humaines et sanitaires.
Dans ces années 80 et 90, en Guadeloupe et en Martinique, pas plus qu’à Paris, aucun cercle vertueux n’a pu faire obstacle au cynisme économico-agricole ambiant. Plus de 20 ans sont passés, la même question reste posée; le développement économique aux prix de pollutions, de saccage de terres, d’empoisonnement de mer, est- ce que nous voulons ?
Un des trois ministres ayant signé les dérogations autorisant le chlordécone – Jean-Pierre Soisson – a exprimé des regrets mesurés dans un entretien télévisé, si c’était à refaire, a-t-il dit sur Canal » je donnerai moins la priorité au maintien de la production bananière ».
Ce ministre à moitié repenti a d û prendre conscience qu’au-delà de l’aspect moral, le co ût social et financier pour la collectivité pendant des années ( peut-être des siècles), est plus élevé que les bénéfices et emplois protégés à court terme par ceux qui ont fabriqué, vendu et utilisé le chlordécone. Ce co ût n’est pas évalué à ce jour et personne n’ose s’y risquer, mais il est colossal.
Comment cela a-t-il été possible ? C’est assez simple.
La dernière dérogation autorisant le chlordécone a été signée par le ministre Jean-Pierre Soisson à la demande, sans doute pressante, de la Société d’intérêt collectif agricole bananière de la Martinique ( Sicabam) » pour utiliser le reliquat de la spécialité Curlone a base de chlordécone dans la lutte contre le charançon du bananier. » La Sicabam est une organisation puissante, dirigée au début des années 1990 par Yves Hayot.
Nous sommes en février 1993, l’autorisation a été accordée jusqu’en septembre de la même année. Pendant sept mois des centaines de litres, » reliquat » d’un produit toxique, dangereux, dont on connait les caractéristiques depuis plus de 20 ans, ont été déversés sur le sol et dans les nappes phréatiques en Martinique et Guadeloupe.
Deux autres ministres avaient signé avant lui des dérogations comparables : Henri Nallet, en avril 1990, alors ministre dans un gouvernement Michel Rocard. Henri Nallet, né en 1939 est diplômé de Sciences-politiques, il a travaillé pour la FNSEA, puis l’INRA, il est entré en politique en 1981 avec l’élection de François Mitterrant à la présidence de la République.
En mars 1992, c’est Louis Mermaz, autre ministre de l’agriculture qui signe la dérogation, le premier ministre est Edith Cresson. Louis Mermaz était à cette date un compagnon de route de Mitterrand depuis 1957.
Le repenti Jean-Pierre Soisson ne vient pas de la mouvance socialiste, ancien giscardien, il a été convaincu par François Mitterrand de devenir le premier ministre » d’ouverture » de la cinquième république. Est-ce pour cela qu’on se souviendra de lui ?
(1) » Chronique d’un empoisonnement annoncé » Louis Boutrin, Raphaél Confiant aux éditions L’Harmattan. Novembre 2007.
Les auteurs expliquaient notamment que la société Laurent de Lagarrigues, l’industriel martiniquais qui fabriquait le chlordécone, avait obtenu de l’Etat en 1981 une autorisation de vente de ce produit qui était interdit aux USA depuis 1976. Fabrication au Brésil et vente en Martinique et Guadeloupe. L’autorisation sera – enfin – supprimée en 1990. Mais les choses s’aggravent quand, malgré l’interdiction du produit, malgré la dangerosité connue, des dérogations ont été accordées pour son utilisation jusqu’en 1993.