A l’heure o๠triomphe le discours sécuritaire, o๠les prisons sont surpeuplées, un aperçu du fonctionnement de la justice en Guadeloupe est indispensable. Rendez-vous tous les quinze jours pour un regard sans concession sur une institution en crise.
Dans l’imposante salle d’audience aux hauts plafonds blancs, la juge et la substitute du procureur, toutes deux Blanches, vont traiter une vingtaine d’affaires. Les prévenus sont tous noirs à l’exception d’un seul, un homme, la quarantaine, victime d’harcèlement. Comment ne pas être interpelé par une telle scène, survivance du temps des colonies. Cinq ans après les événements de 2009.
Au tribunal de grande instance de Pointe-à -Pitre, seuls deux juges sur une quinzaine sont noirs. On pourra rétorquer que la justice républicaine est censée faire preuve d’équité à l’égard des justiciables ; ce serait négliger par exemple l’influence du niveau social sur les décisions judiciaires. D’o๠les risques encourus d’un jugement expéditif lorsque l’on est un jeune Noir issu d’un quartier populaire jugé par un Blanc venu de métropole dans un contexte sécuritaire.
Prenons une affaire en lien avec l’actualité récente. Teddy est accusé d’avoir volé huit bidons d’essence. La victime l’a surpris en flagrant délit. Absent à l’audience, il n’a pas souhaité être défendu par un avocat. Teddy (1) a déjà été condamné à quatre reprises pour vol. La substitute requiert deux ans de prison ferme ! La juge, » charitable « , le condamne à un an ferme avec mandat d’arrêt. L’absence d’avocat est la règle ce matin-là . » La plupart des gens pensent qu’un avocat ne sert à rien et se sentent capables de faire son boulot, alors qu’ils appellent un plombier quand ils ont une fuite d’eau. C’est une grossière erreur dont ils se rendent compte après coup, personne n’étant là pour avoir un oeil sur la procédure et réfuter les grosses manÅ“uvres de certains procureurs » souligne une avocate pointoise. Les prévenus estiment sans doute qu’ils risquent peu. Ou peut-être n’ont-ils tout simplement pas confiance en l’institution. Faute de moyens et de volontarisme politique, la justice ne donne pas réellement la possibilité aux citoyens de se défendre convenablement.
C’est au tour d’un chauffeur-livreur d’une trentaine d’années de se présenter à la barre. Arrêté au volant avec un taux d’alcoolémie de 0.65g et conduisant sans permis, Richard a été condamné par le passé à cinq reprises pour des délits routiers et usage de stupéfiants. La dernière fois, c’était en 2009. Depuis, il n’a pas pu repasser son permis. Pour la substitute, rien ne justifie de conduire en état d’ivresse. Quatre mois ferme. L’accusé tente de se défendre : » J’ai réussi à ne pas faire d’écart pendant toutes ces années « . La juge ne s’en émeut guère – » C’est l’écart de trop. Il y a des règles à respecter. » – et suit les réquisitions du parquet.
Arrive Sylvain, 27 ans, casque audio autour du cou. Neuf mois plus tôt, il a sérieusement blessé un homme à l’oeil gauche avec un porte-mèches à la suite d’une bagarre de bon matin aux Abymes. L’accusé prétend avoir reconnu ce jour-là le voleur de son scooter, disparu quelques temps auparavant. » Il a commencé à faire de la magie. Il a pris un truc. On s’est bagarré et je lui ai donné un coup « , avait-il indiqué lors de sa garde à vue. La juge tente de faire appel au bon sens : » Cela vaut-il le coup de crever un Å“il à un jeune garçon de 17 ans pour un scooter ? » L’instinct de propriété l’emporte : » J’ai travaillé dur pour payer mon scooter « . Un an ferme.
11 heures. Un Dominiquais se présente … avec trois heures de retard. » Y a un décalage horaire avec la Dominique ? » glisse, railleuse, la juge à la substitute. Renvoi début avril.
Il arrive que la pédagogie s’invite dans le prétoire. Steeve ne s’arrête pas lors d’un contrôle routier. » Ce n’était pas volontaire, j’allais vite et je n’avais pas de freins » affirme pour sa défense le jeune homme qui roulait en scooter sans casque et sans papiers. Zigzaguant au milieu des policiers, il est finalement déséquilibré par l’un d’entre eux. » Je voulais éviter de leur rentrer dedans « . Condamné à plusieurs reprises pour des délits mineurs, Steeve semble parti pour écoper d’une lourde peine … Mais c’était sans compter sur la sagacité de la substitute qui demande au prévenu de montrer son t-shirt au tribunal. » Service civique » peut-on y lire. Steeve » est donc quelqu’un qui rend service aux autres, un honnête citoyen en somme » souligne-t-elle en lui rappelant qu’il faut l’être partout, pas seulement lorsqu’on nettoie les plages.
La substitute réclame seulement un an de travaux d’intérêt général assorti d’une amende. La juge va dans le sens de sa consoeur qui ne peut s’empêcher d’ajouter : « Ce n’est pas payé contrairement au service civique « .
(1) Tous les prénoms ont été changés par respect pour l’anonymat des personnes jugées.