Dans l’île de Guadeloupe, durant les années 1820, les planteurs vivent dans la hantise de l’empoisonnement. Ils ont bien compris qu’il n’y aurait plus de si tôt de révoltes importantes, de grande ampleur, les esclaves étant encore traumatisés par la féroce répression de 1802 qui s’était soldée par 10 000 tués, dont les chefs rebelles, Ignace et Delgrès. Ce qu’ils craignent alors par-dessus tout, c’est le poison., Associé aux incendies et au marronnage, le poison fait des ravages. C’est lui l’ennemi invisible, celui qui pénètre insidieusement dans la maison pour frapper la famille ; celui qui peut provoquer la ruine, en s’attaquant aux biens (esclaves et animaux).
Les esclaves affectionnent particulièrement cette arme redoutable et connaissent d’innombrables recettes qu’ils » cuisinent » avec un grand savoir-faire. Les vieilles négresses qui s’y adonnent sont à craindre : elles sont perçues comme de véritables sorcières ! Les planteurs de Petit-Bourg comme ceux de toute la Guadeloupe, eux-aussi insomniaques, vivant dans la frayeur, ont le sommeil agité et sont extrêmement méfiants.
En 1801 déjà , une affaire d’empoisonnement avait jeté un grand émoi parmi les habitants de la commune, mais plus généralement dans toute la Colonie : onze esclaves de l’Habitation La Saussaie appartenant au Comte De Bouillé, soupçonnés (et non convaincus) de ce crime, avaient été fusillés. Le jugement et son exécution, reposant sur des éléments qui étaient loin d’être fiables, avaient suscité quelques réactions de désapprobation voir de colère ; mais, sous la menace de nouvelles représailles, tout était rentré dans » l’ordre « .
En dépit de tout cela, Petit-Bourg en ces années 1820, demeure une » terre insoumise « , o๠de nombreux esclaves marrons ont trouvé refuge. Dans ses bois et forêts, notamment à Bergette et Juston ils ont installé des camps de fugitifs, et le soir s’infiltrent sur les habitations pour dérober de quoi se nourrir : poules, cochons, cabris, etc, ou encore pour y mettre le feu. Alors l’inquiétude est grande parmi les maîtres, qui craignent que les esclaves qui ont choisi pour l’heure de ne plus les affronter zyé an zyé, de face, ne les frappent plutôt an trèt, par derrière. Aussi, la moindre épizootie qui affecte un troupeau de bestiaux est suspecte. Dès que le cas se présente, les planteurs et sucriers poussent alors de grands cris, hélant des » Osanna o pli ho dè syé. » Ils s’efforcent aussitôt de trouver des esclaves coupables, de dénicher ou à défaut de fabriquer de prétendus empoisonneurs, pour se rassurer mais surtout pou avèti, mettre en garde, ceux qui auraient dé vyé lidé an tèt a yo, de mauvaises intentions.
C’est donc dans ce contexte que survient en 1821 l’affaire des empoisonnements à Petit-Bourg qui conduira au supplice de la négresse esclave Gertrude.
Le 14 juin 1821, dans une protestation adressée au Comte de Lardenoy, alors Gouverneur et Administrateur de la Guadeloupe, plusieurs propriétaires-sucriers de Petit-Bourg et de Goyave se plaignent de la multiplication des empoisonnements dans ce quartier. Des bestiaux, des nègres et même des propriétaires blancs ont disent-ils été frappés par une mort aussi soudaine que suspecte. Pour ces plaignants : aucun doute, il s’agit d’empoisonnements ! Ce sont les esclaves qui commettent ces lâchetés, ces abominations !
Dans leur protestation, les signataires portent à la connaissance du gouverneur:
– Que l’Habitation prospère la Grippière semble particulièrement visée par ces empoisonnements. Ils rappellent que son propriétaire François Louis Daymar Deville (ou Ville), major des milices de la Paroisse de Petit-Bourg, a succombé au poison au mois d’ao ût 1816, à l’âge de 35 ans ; et que son successeur Charles-Joseph Janvre de Lestortière a lui aussi été emporté récemment, en 1820 à l’âge de 33 ans, victime lui aussi du poison, laissant une veuve âgée de seulement 15 ans.
– Que d’autres Habitations sont également concernées par le poison. Ainsi Monsieur De Fougières propriétaire de l’Habitation dite Clermont a perdu sa femme née Claire Marie-Thérèse de Bragelongne d’Estinville, âgée de 19 ans, puis son beau-frère (le frère de sa défunte épouse) âgé de 25 ans.
– Que ce monsieur De Fougières a quand même été chanslé, chanceux, car « un heureux hasard » lui a permis déjà de démasquer et d’arrêter deux négresses de son habitation. L’une d’entre elles a même avoué, se reprochant d’avoir été imprudente en voulant « aller trop vite » ; les ingrédients trouvés chez elle et administrés à des animaux ont provoqué leur mort, prouvant ainsi sa forte implication dans les empoisonnements.
– Que l’insécurité est grande, à cause de « la terreur qui règne dans le quartier » et qui est due d’une part, à la présence de complices prêts à agir, et d’autre part, au fait que ceux qui pourraient dénoncer les empoisonneurs se taisent par crainte de représailles.
– Qu’il faudrait envisager la création d’une Commission Spéciale chargée d’instruire cette affaire, à l’image des Chambres ardentes formées dans la capitale française sous Louis XIII et Louis XIV, quand ce genre de crime s’était répandu à Paris.
Voilà donc le contenu de la protestation du 14 Juin 1821, que font parvenir au gouverneur les planteurs de Petit-Bourg, qui pour la plupart font partie de ces royalistes qui avaient fui l’île en 1794 pour échapper à l’échafaud, à cause de leur coalition avec les anglais qui s’étaient emparés de l’île. Depuis leur retour » au pays » ces esclavagistes avaient repris possession de leurs biens, notamment de leurs bitasyon, leurs Habitations. En ces années 1820, ils en ont encore » gros sur le coeur « , et énormément de rancoeur, surtout ceux qui dans la guerre de reconquête de la Guadeloupe menée par Victor Hugues avec l’aide de centaines d’esclaves, ont perdu des parents, tués au combat ou guillotinés. Revanchards ils le montrent bien et rivalisent de cruauté à l’égard des esclaves.
Ainsi donc, une esclave de Monsieur De Fougières aurait avoué ! La négresse Gertrude, vieille femme de 56 ans !
Aussitôt donc, on procède aux arrestations : avec Gertrude, six autres esclaves sont capturés, emprisonnés, pour être traduits devant les tribunaux. Deux d’entre-eux étant morts avant l’instruction (se seraient-ils suicidés ? Auraient-ils succombé à des sévices ?) ils sont cinq à comparaître alors devant la Cour Royale : quatre femmes et un homme :
– Trois appartenant au Chevalier de Fougières : la négresse Gertrude, sa fille Perrine (39 ans) et le nègre Jean-Philippe, commandeur de l’Habitation :
– Marabou, négresse, esclave de l’Habitation Pérou propriété de M. Neau, âgée de 46 ans ;
– Une mulâtresse nommée Nanon, se disant libre mais sans patente, donc sans « couverture administrative « .
Le procès est très suivi et le jugement attendu autant par les planteurs de Petit-Bourg que par ceux des autres communes. La décision des tribunaux est également attendue par les esclaves de tous les ateliers de Petit-Bourg et … des autres communes aussi. Il s’agit d’un procès pour l’exemple ! Le 17 janvier 1822, le Tribunal reconnaît les cinq prévenus coupables à des degrés divers. Ils sont ainsi condamnés aux peines suivantes :- » Gertrude à être attachée avec une chaîne de fer à un poteau qui sera planté sur la place publique du Petit-Bourg et la dite br ûlée vive, son corps réduit en cendres qui seront jetées au vent.
– Nanon à être pendue et étranglée jusqu’à ce que mort s’en suive, à un poteau qui sera planté à cet effet au sus dit lieu …
– le nègre Jean-Philippe au bannissement à perpétuité de cette colonie ou des colonies françaises …
– la négresse Perrine à servir pour le Roi pendant l’espace de trois ans à la chaîne publique de la Pointe-à -Pitre, après lequel temps elle sera rendue à son maître …
– la négresse Marabou sera mise sous un ample informé pendant l’espace d’un an durant lequel elle sera gardée en prison de cette ville.
Ce jugement du tribunal est cependant sujet à controverse : Il est alors interjeté appel. Une nouvelle décision, plus » clémente » cette fois, est prise en appel, le 25 janvier 1822 concluant que:
– Gertrude ne serait plus br ûlée vive, mais pendue puis br ûlée ;
– Nanon ne serait plus pendue et étranglée, mais détenue au secret en attendant d’autres preuves irréfutables contre elle ;
– Perrine serait remise à son Maître ;
– Jean-Philippe serait attaché à un carcan sur la place de l’Eglise de Petit-Bourg pendant deux heures, fustigé de verges sur les épaules nues, flétri au fer sur l’épaule droite des lettres G.A.L. et conduit à la chaîne des galériens à Basse-Terre o๠il resterait à perpétuité ;
– pour Marabou : rien de changé
Les « hésitations » qui ont conduit à faire appel du premier jugement et la révision des peines initiales pour ce qui est considéré de loin comme « le pire des crimes », laissent penser que la culpabilité de Gertrude et de ses compagnons était loin d’être prouvée.
Le tribunal ayant jugé, Gertrude est transférée à la geôle de Pointe-à -Pitre le 2 février 1822 à bord du bateau Domaine l’Impatient en compagnie de Jean-Philippe et de Perrine, et ce même jour, le Lieutenant Général, Gouverneur, le Comte de Lardenoy précise les « modalités » de l’exécution qui doit avoir lieu le 8 suivant:
» Un détachement de 25 hommes de troupes de ligne, commandé par un officier se rendra sur les lieux. La milice des Quartiers du Petit-Bourg et de la Goyave sera réunie sur la place publique. Les commandeurs des habitations des deux quartiers avec un certain nombre d’esclaves, de chaque atelier assisteront à l’exécution des criminels « .
Le 8 février, dès 6 heures du matin, Gertrude et Jean- Philippe, accompagnés du Tribunal de la ville de Pointe-à -Pitre, le Procureur du Roi et son Greffier, ainsi que d’un détachement de 25 hommes de la Légion et d’un détachement de gendarmes sont sur les quais de la ville prêts à embarquer dans les pirogues devant les conduire à Petit-Bourg o๠doit être exécutée la sentence, dans ce bourg portant encore les marques et cicatrices profondes de la guerre de 1794. Un grain de pluie qui se prolonge durant un certain temps retarde le départ. L’embarquement se fait alors à 9 heures.
Pendant ce temps, à Petit-Bourg, dès 7 heures tout était prêt : la milice du Quartier a été rassemblée, ainsi que le cinquième des ateliers soit 500 esclaves conduits par les commandeurs d’habitation : afin que la punition effraie et dissuade les esclaves, on les a fait quitter la campagne pour se rendre dans le bourg sur la place de l’église pour assister au » spectacle « , aux premières loges.
Dès leur arrivée à Petit-Bourg, Gertrude et Jean-Philippe sont enfermés à la geôle. Le curé, l’Abbé Fabre, « s’empare » de Gertrude et pendant plus d’une heure s’entretient avec elle, en tête à tête. Il s’agit pour lui de la préparer, en lui donnant « les consolations » d’usage, mais aussi, confie Vaultier de Moyencourt, Commandant le Quartier de Petit- Bourg, de l’emmener à parler et « obtenir de nouveaux aveux.
Il n’y parvient pas malgré tout le zèle religieux qu’il y met, et bien au contraire dira-t-il « Gertrude rétractait les déclarations par elle faites dans le cours de la procédure. »
M Senac de Laforest, Procureur du Roi prend alors le relais, en vain. Gertrude pa ka démà²d, n’avoue pas. Dans son rapport au gouverneur le procureur écrira: « … rien n’a réussi. Elle avait l’âme des grands scélérats ; ni remords, ni crainte, ne l’ont accompagnée. Tout chez elle était matériel. » Puis c’est au tour de Vaultier de Moyencourt de tenter d' » attendrir » Gertrude : nouvel échec. Ce dernier à son tour précisera dans son rapport : « Cette femme avait le courage de la résignation. »
Alors Gertrude est conduite au pied de la potence dressée sur la place de l’Eglise dont les abords sont occupés par le détachement de la Légion et les milices. Elle demande qu’avant d’y monter on lui porte à manger. M Vaultier de Moyencourt lui fait alors porter un pain, un quartier de chapon et une bouteille de vin. » J’espérais encore écrira-t-il, que quelques verres de vin pourraient la porter à parler, mais elle a dévoré plutôt que mangé ces aliments ; elle a bu sa bouteille puis d’elle même a monté la fatale échelle. »
M Senac de Laforest confirmera ces propos en indiquant qu’après avoir mangé, « avec une résolution même insultante, elle a monté à l’échelle fatale, et a cessé de vivre. » A 17 heures, le Tribunal et les troupes après avoir déjeuné à Petit-Bourg montent à nouveau dans les embarcations qui doivent les ramener à Pointe-à -Pitre. L’exécution de Gertrude s’est déroulée en présence de nombreux étrangers venus de la ville y assister, dont une dizaine d’Américains.
Gertrude était elle coupable ? Peu importe ! Elle a assumé ! C’était donc Elle-même, li menm: a pa osi ! Menm ! Par son comportement, elle proclamait hautement : Nous sommes tous empoisonneurs ! Elle n’avait pas l’âme des grands scélérats mais plutôt celle des grands combattants de la liberté ! Non, elle n’avait pas non plus » le courage de la résignation « , mais plutôt le courage de son engagement, de la justesse de la Cause. Une résolution insultante ? Non plus. Plutôt une grande fierté, sachant que la postérité s’en souviendra. Alors si c’est le prix à payer : Vive la Mort !