Cabu, Wolinski, et avec eux Cavanna et Reiser, nous ont fait rire. Pouvions-nous imaginer qu’ils poussent au meurtre ? Ce drame est à la fois franco-français car de jeunes français en sont les auteurs et mondial car un islamisme radical, bien plus meurtrier hors de France, est en marche sur la planéte. Comment les deux se sont rencontré ? Tentative de réponse.
L’école et la justice, deux piliers du système républicain français ont été ébranlés par les attentats de Charlie-Hebdo. Ces hommes, soldats perdus de l’islam radical n’ont pas grandi au Pakistan au Yémen ou dans les montagnes d’Afghanistan, ils ont grandi en France dans le giron de la République, de son école, de sa justice et de ses prisons. O๠est la faille ? Nous nous doutions de son existence, mais pas à ce point.
Il y a plus de trente ans les enfants d’ immigrés venus du Maghreb en France pour travailler, ces jeunes gens que les médias ont appelé les « Beurs » ont manifesté pour avoir une place dans la société française. C’est ce qu’on appelé et qui restera dans l’histoire la » Marche des Beurs ».
Elle est partie le 15 octobre 1983 du quartier de la Cayolle à Marseille. Dans un contexte particulier : des affrontements entre la police et des » jeunes des quartiers » avaient eu lieu aux Minguettes dans la banlieue lyonnaise quelques temps plus tôt; à Marseille un adolescent avait été victime d’un crime raciste et à Dreux le Front national, jusque là très minoritaire lors des élections avait remporté sa première mairie aux dernières municipales. Les marcheurs,une vingtaine au départ de Marseille réclamaient plus d’égalité et moins de racisme. Assez simple en somme. Ils sont arrivés à Paris au mois de novembre 1983.
Ils ont bénéficié du soutien de la gauche au pouvoir, d’autres marches ont suivi, mais avec le recul du temps, horrmis la récupération politique et médiatique, on peut dire que les marcheurs n’ont pas été entendu.
Dans un documentaire réalisé en 2013 ( pour les trente ans, ah les commémorations !!) Djamel Attaalah l’un des organisateurs tire un bilan assez juste : » nos objectifs n’ont pas été atteint, dit-il, une petite classe moyenne d’origine maghrébine a émergé en France … mais l’exclusion sociale globale s’est accentuée de même que la ghettoïsation des quartiers. On n’a pas fait vraiment attention à eux, ils ont été les stars d’un jour, puis ils sont rentrés dans leur quartier et c’était fini… »
32 ans plus tard, la génération d’après la marche des « Beurs » a produit quelques uns des soldats perdus de l’islam radical. C’est un drame qui en appelle à la responsabilité collective de tout un chacun, nul ne peut se cacher derrière une fausse » bonne conscience ». Que s’est-il passé ? Il va falloir comprendre pour agir, à l’école, dans la rue, au travail, dans les tribunaux, dans les syndicats … Pourquoi des jeunes gens ont préféré se mettre au service de l’islam radical et son totalitarisme plutôt que rester les citoyens d’une république imparfaite puisque démocratique. Est ce la quête d’un idéal inaccessible qui les a poussé ou plus simplement les rejets successifs et les échecs qu’ils ont vécu en France ou autre chose encore ?
Quand la fracture s’est-elle produite et le choc des cultures concrétisé? Il va falloir comprendre. L’esprit libertaire de Charlie tué par l’esprit radical de jeunes fous de dieu ! C’est trop. Il est tôt pour répondre tout au plus peut-on chercher à comprendre pour avoir la capacité d’agir.
Depuis une semaine un texte lucide et dérangeant écrit par des enseignants de Seine- St- Denis, circule sur internet. Beaucoup de personnes l’ont lu. Nous avons choisi de le diffuser sur Perspektives à l’intention de ceux auxquels il aurait échappé. Ce texte en appelle à la responsabilité collective. Parents, adultes, enseignants, institutions, entreprises, partis politiques, syndicats, groupes constitués, associations, individus, nous-mêmes, vous-mêmes nous avons chacun une part de responsabilité. Là o๠nous sommes.
Nous sommes professeurs en Seine-Saint-Denis. Intellectuels, savants, adultes, libertaires, nous avons appris à nous passer de Dieu et à détester le pouvoir et sa jouissance perverse. Nous n’avons pas d’autre maître que le savoir. Ce discours nous rassure, du fait de sa cohérence supposée rationnelle, et notre statut social le légitime. Ceux de Charlie Hebdo nous faisaient rire ; nous partagions leurs valeurs. En cela, cet attentat nous prend pour cible.
Même si aucun d’entre nous n’a jamais eu le courage de tant d’insolence, nous sommes meurtris. Nous sommes Charlie pour cela.
Mais faisons l’effort d’un changement de point de vue, et tâchons de nous regarder comme nos élèves nous voient. Nous sommes bien habillés, bien coiffés, confortablement chaussés, ou alors très évidemment au-delà de ces contingences matérielles qui font que nous ne bavons pas d’envie sur les objets de consommation qui font
rêver nos élèves : si nous ne les possédons pas, c’est peut-être aussi parce que nous aurions les moyens de les posséder.
Nous partons en vacances, nous vivons au milieu des livres, nous fréquentons des gens courtois et raffinés, élégants et cultivés.
Nous considérons comme acquis que La Liberté guidant le peuple et Candide font partie du patrimoine de l’humanité. On nous dira que l’universel est de droit et non de fait, et que de nombreux habitants de cette planète ne connaissent pas Voltaire ? Quelle bande d’ignares… Il est temps qu’ils entrent dans l’Histoire : le discours de Dakar leur a déjà expliqué. Quant à ceux qui viennent d’ailleurs et vivent parmi nous, qu’ils se taisent et obtempèrent.
Si les crimes perpétrés par ces assassins sont odieux, ce qui est terrible, c’est qu’ils parlent français, avec l’accent des
jeunes de banlieue. Ces deux assassins sont comme nos élèves. Le traumatisme, pour nous, c’est aussi d’entendre cette voix, cet accent, ces mots. Voilà ce qui nous a fait nous sentir responsables.
Evidemment, pas nous, personnellement : voilà ce que diront nos amis qui admirent notre engagement quotidien. Mais que personne, ici, ne vienne nous dire qu’avec tout ce que nous faisons, nous sommes dédouanés de cette responsabilité. Nous, c’est-à -dire les fonctionnaires d’un Etat défaillant, nous, les professeurs d’une
école qui a laissé ces deux-là et tant d’autres sur le bord du chemin des valeurs républicaines, nous, citoyens français qui passons notre temps à nous plaindre de l’augmentation des impôts, nous contribuables qui profitons des niches fiscales quand nous le pouvons, nous qui avons laissé l’individu l’emporter sur le collectif, nous qui ne faisons epas de politique ou raillons ceux qui en font, etc. : nous sommes responsables de cette situation.
Ceux de Charlie Hebdo étaient nos frères : nous les pleurons comme tels. Leurs assassins étaient orphelins, placés en foyer : pupilles de la nation, enfants de France. Nos enfants ont donc tué nos frères. Tragédie. Dans quelque culture que ce soit, cela provoque ce sentiment qui n’est jamais évoqué depuis quelques jours : la honte.
Alors, nous disons notre honte. Honte et colère : voilà une situation psychologique bien plus inconfortable que chagrin et colère. Si on a du chagrin et de la colère, on peut accuser les autres. Mais comment faire quand on a honte et qu’on est en colère contre les assassins, mais aussi contre soi ?
Personne, dans les médias, ne dit cette honte. Personne ne semble vouloir en assumer la responsabilité. Celle d’un Etat qui laisse des imbéciles et des psychotiques croupir en prison et devenir le jouet des pervers manipulateurs, celle d’une école qu’on prive de moyens et de soutien, celle d’une politique de la ville qui parque les esclaves (sans papiers, sans carte d’électeur, sans nom, sans dents) dans des cloaques de banlieue. Celle d’une classe politique qui n’a pas compris que la vertu ne s’enseigne que par l’exemple.
Intellectuels, penseurs, universitaires, artistes, journalistes : nous avons vu mourir des hommes qui étaient des nôtres. Ceux qui les ont tués sont enfants de France. Alors, ouvrons les yeux sur la situation, pour comprendre comment on en arrive là , pour agir et construire une société laïque et cultivée, plus juste, plus libre, plus égale, plus fraternelle.
« Nous sommes Charlie », peut-on porter au revers. Mais s’affirmer dans la solidarité avec les victimes ne nous exemptera pas de la responsabilité collective de ce meurtre. Nous sommes aussi les parents de trois assassins.