Les règles de la société esclavagiste fondées sur le pouvoir absolu, la violence et la soumission niaient l’humanité qui réside en chaque être humain. Dans cette inhumanité planifiée, l’humain pourtant n’a jamais cessé de vivre. Les auteurs de » Libres et sans fers » en puisant dans les archives judiciaires de procés du 18e et 19em siècles ont cherché cette humanité et l’ont trouvé dans les témoignages d’esclaves, voués sinon, au silence.
Que se passaitent-ils dans les plantations esclavagites, il y a deux et trois siècles ? Les témoignages sont rares. La plantation gardait ses secrets. En Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion les témoignages d’esclaves sont quasi inexistants. Les seuls à s’exprimer furent les planteurs eux-mêmes ou leurs proches. Il a longtemps fallu se contenter du père Labat pour essayer de comprendre ce qui se passait dans les îles à sucre.
Dans la préface de » Libre et sans fers » les auteurs citent une phrase d’Edouard Glissant, tiré d’un ouvrage de l’historien Hubert Gerbeau : » Les colons ont laissé les vestiges qu’ils ont voulu … » D’o๠la difficulté à comprendre ce qui s’est réellement passé. Le livre de François Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard ouvre une porte, celle des archives judiciaires de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion. Quelle drôle d’idée d’aller chercher dans les archives d’un pays esclavagiste des témoignages qui rendent leur humanité à Réville, Adeline, Firmin … Quel sens, quelle justice attendre, alors que l’injustice la plus terrible, à ces dates et en ces lieux, est partout dans ces territoires? Penser ainsi est une erreur. Dans ces témoignages recueillis par des greffiers, pas forcément sensibles à la cause des Noirs, se cachent des bribes de sens et de vérité. Certes, tout n’est pas dit. » Bien des crimes sont restés dans le secret des plantations » dit Gilda Gonfier, consciente à la fois de la richesse et des limites de ces témoignages.
Mais grâce à ce travail nous pouvons aujourd’hui parler et nous souvenir de Sébastien, de son fils Réville et de dizaine d’autres comme eux. Ces hommes et ces femmes qui ont vécu sur ces terres et dans les paysages que nous connaissons tous aujourd’hui, nourrissent notre mémoire et livrent un message de vie: l’arbitraire, la violence, l’injustice n’effacent pas les sentiments, les valeurs humaines et les « accommodements » qui permettent de survivre.
Gilda Gonfier, co-auteur de l’ouvrage, évoque la genése du livre et, au delà des polémiques, le travail qui reste à faire pour étayer nos mémoires.
D.L
– Perspektives. Comment est née l’idée de puiser dans les sources judiciaires pour
restituer des fragments de la vie dans les plantations esclavagistes au
18em et 19em siècle en Guadeloupe, Martinique et à La Réunion ?
– Gilda Gonfier. Les archives criminelles ont déjà été exploitées en Guadeloupe notamment par Edouard Marie Sainte qui a publié un article dans la Revue d’Histoire de la Guadeloupe, ou encore Harry Broussillon qui nous raconte l’histoire de Gertrude. Le tout 1er procès, je le découvre grâce à M Rogers généalogiste qui ayant participé au film de Sylvaine Dampierre (le pays à l’envers) nous remet à toutes les deux les copies des audiences du procès Vallentin publiées dans la Gazette officielle de la Guadeloupe de 1842. J’en fais une pièce de théâtre, le cachot et peut-être 2 ans plus tard je tombe chez un bouquiniste par hasardsur un autre procès celui de Texier Lavalade. Cette fois j’ai l’intégralité du procès, puisque la Gazette officielle a publié un supplément de 96 pages.
Je montre ce document à Frédéric Régent qui a l’idée du livre. Il mepropose d’écrire avec lui ainsi qu’à Bruno Maillard.
– P. Vous avez nécessairement fait des choix, retenus des témoignages plutôt
que d’autres, comment avez-vous procédé, en travaillant – en plus – à trois
mains ?
– G.D. Frédéric Régent a dirigé la rédaction. Nous avions des thèmes et ce que nous voulions c’est que les esclaves se racontent. Donc nous avons privilégié les citations qui illustrent les thèmes choisis. Thèmes qui dressent un panorama de la vie quotidienne des esclaves. Notre propos était de nous servir des sources pour en savoir plus sur les esclaves en tant que personnes singulières. D’o๠l’index en fin d’ouvrage afin de suivre ainsi des récits de vies, certes fragmentaires mais récits de vie tout de même. Maximin Daga, Sébastien, Ambroisine…
– P. Des noms de planteurs reviennent fréquemment. En Guadeloupe, celui de ce
Texier-Lavalade planteur de café et propriétaire d’esclaves à Trois-Rivières
qui semble particulièrement violent et inhumain, Douillard- Mahaudière de
Anse-Bertrand. A Marie-Galante, Vallentin. Des plantations sont-elles plus
fréquemment citées que d’autres dans les archives ? Si oui, quelles
explications peut-on envisager: les autres étaient-elles moins « inhumaines »
ou bien réussissaient-elles à mieux contenir les » dépôts de plaintes » ?
– G.D . Les 3 procès sont ceux qui sont les plus denses. Il y a d’autres affaires bien plus terribles parfois ou moins aussi mais nous ne les avons pas relatées car nous n’avions pas de témoignages d’esclaves. Les traces qu’il nous reste de ce que pouvait endurer les esclaves sont pour moi précieuses. Mais il ne s’agit que de traces. Et il semble aussi évident que tous les esclaves n’ont pas été en mesure de porter plainte et que bien des crimes sont restés dans le secret des habitations.
– P. A travers les témoignages de Firmin, de Florentine, de Réville que vous restituez, se dessine une société fondée sur la violence et la répression des « mauvais sujets » par le fouet, le cachot, le bâillon … et des accommodements inévitables – dont » profitent » les esclaves qui veulent survivre dans ce système conçu pour maintenir en activité l’outil de production et d’enrichissement qu’est la plantation?
Aviez-vous cela en tête quand vous avez commencé ce travail ou bien
avez-vous été bouleversée, surprises, atterrée par ce que vous avez trouvé
et par ce qui s’est produit sur cette terre et dans ces paysages que nous
connaissons tous, ici en Guadeloupe ?
G.D . N’étant pas historienne et arrivant vraiment par hasard dans la recherche,
au grès d’une rencontre et de photocopies remises un jour au champ
d’arbaud, je n’avais que des idées très générales sur l’esclavage. Ce qui
m’a frappé ou du moins a changé mon regard c’est la notion de famille.
J’avais cette croyance que du fait de l’esclavage la famille était
impossible. Les hommes n’étaient pas des pères mais des géniteurs. Dans les
procès Vallentin, ou Douillard Mahaudière on voit la famille en soutien a
celui (ou celle) qui est enfermé dans le cachot. J’ai été très touché par Adeline la
compagne de Sébastien et son fils Reville. Ils témoignent alors que
Sébastien est mort, pour obtenir justice.
– P . » Libre et sans fers » est un ouvrage utile dans le débat d’historiens
sur le » code noir » de même que dans la polémique qui entoure une
éventuelle lecture » light » des différents édits royaux que vous citez.
Quels retours avez-vous eu lors de la sortie du livre et comment vous
situez-vous dans ce débat âpre et sensible ?
G.D . Je n’ai pas eu encore de retour n’ayant pas présenté le livre au grand public. Mon voeux est que le public soit aussi touché que nous l’avons été par ces voix que pour ma part je croyais perdues à jamais. Elles sont une partie de ce qu’il nous reste de nos ancêtres. J’aurais aimé que nous ayons mieux comme les britanniques des « slaves narratives » mais ces paroles d’esclaves, ces paroles de « nègres » c’est ainsi qu’ils étaient qualifiés, m’aident à construire mon histoire.
Je trouve personnellement inutile de perdre de l’énergie dans la polémique quand il
reste tant de recherches encore à mener et d’archives à dépouiller, par exemple les registres du conseil privé du gouverneur (1) qui sont en plus numérisés et qu’on peut consulter de chez soi. Je n’ai pas le temps de m’y plonger parce que j’aimerais bien continuer à approfondir mes recherches sur les archives criminelles.
Notre histoire ne s’écrira pas avec 2 livres pour ou contre, nous valons, à mon avis bien mieux que ça, nos ancêtres qui ont enduré ce qu’ils ont enduré valent bien mieux que ça. Il ne faut pas à mon sens que l’on s’en tienne à de la polémique stérile, mais que l’on fasse de la recherche historique et qu’on publie des livres pour le tout public (c’est la bibliothécaire qui parle).
Propos recueillis par Didier Levreau-
– « Libres et sans fers, paroles d’esclaves français » de Frédéric Sergent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard, aux éditions Fayard. 298 pages 21,30 euros.
(1) le lien pour accéder à ces archives en ligne :
http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr:ark;/6151/xr660zuf