» Développer l’économie de l’archipel impose d’instaurer une » préférence guadeloupéenne » affirme dans son dernier ouvrage, Alain Plaisir, président du Cippa (1). Les débats récurrents sur l’identité et l’appartenance, les polémiques sur le code noir et les réparations, occultent la dépendance économique et sociale croissante. Les politiques en parlent peu, occupés à » gérer » leurs mandats. Le projet du Cippa a le mérite d’exister et d’être argumenté.
» L’économie de rente a remplacé l’économie de plantation », attaque d’entrée de jeu, le président du Cippa, » c’est une économie dans laquelle les importateurs et la grande distribution sont les maîtres du jeu, profitant à la fois de l’absence de concurrence et de la liberté des prix. L’argent, facilement gagné dans le commerce, n’incite pas à investir dans la production … » La toile de fond de l’économie guadeloupéenne est posée.
Les conséquences sont l’effrondrement de la production. 100% du lait consommé en Guadeloupe est importé, ce qui n’a pas toujours été le cas; la production de légumes est passée de 52 700 tonnes en 2009 à 25 678 en 2012; la production de tubercules, racines et bulbes de l’ordre de 3657 tonnes est en déclin; l’élevage couvre seulement 21% de la consommation locale et » même le poisson qui devrait être une des richesses de l’archipel, ne couvre que 60% de la consommation des Guadeloupéens. » Bref la Guadeloupe importe massivement non seulement des voitures et du carburant pour les faire rouler, des produits manufacturés fabriqués aux quatre coins du monde, mais aussi le plus élémentaire : ce dont elle a besoin pour nourrir sa population.
Le décor dressé par Alain Plaisir se précise : une économie de rente fondée sur des importations massives, concurrentielles des productions locales confrontées à l’étroitesse de leur marché.
L’impact sur le travail et l’emploi se traduit en chiffres: plus de 70 000 chômeurs (3), 46 553 bénéficiaires du RSA soit 11,5% de la population ( contre 3,2% pour la France entière) et selon les sources Insee 20% de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté. Et enfin le chiffre le plus alarmant: plus de 50% de chômeurs parmi les moins de 30 ans.
Ces chiffres cités dans l’ouvrage d’Alain Plaisir peuvent être complétés par d’autres : 37 000 fonctionnaires en Guadeloupe qui perçoivent les fameux 40 %; et quelques milliers de personnes à hauts revenus car bénéficiant de la manne importatrice/exportatrice et de ses activités annexes. D’o๠des écarts qui se creusent en Guadeloupe entre une partie de la population qui dispose de revenus élevés ou relativement élevés et une autre partie qui est perpétuellement en situation précaire, si ce n’est en situation de survie, car elle n’a pas de travail, ni de revenus réguliers.
Le parti pris d’Alain Plaisir est de dire que cela ne peut pas continuer ainsi: » l’activité ne repose que sur l’emploi public et les services qui sont alimentés, quasi exclusivement, par des transferts publics et sociaux. » Il est donc urgent de relancer des productions locales pour dynamiser le marché du travail car même le tourisme présenté comme une » alternative au déclin » n’est pas à la hauteur des espérances : les grands hôtels sont sous perfusion, près de la moitié ont fermé depuis 2004. L’artifice de la défiscalisation n’a pas suffit à créer une économie réelle surtout dans un domaine, le tourisme, o๠la Guadeloupe a de sérieux concurrents, aussi attractifs, sinon plus, dans la Caraïbe et ailleurs dans le monde. Le soleil ne brille pas seulement sur les plages du Gosier.
» Dans les conditions actuelles du marché, il est difficile d’exporter, écrit Alain Plaisir, et plus grave notre production est évincée de notre propre marché par des produits concurrents obtenus à meilleur co ût ailleurs. » Il cite l’exemple des ouassous. Le marché intérieur guadeloupéen n’est pas négligeable puisqu’il intéresse hautement bon nombre d’importateurs, alors pourquoi ne pas le conquérir ?
« Rien ne changera avec des mots ». Mettre en place une » préférence guadeloupéenne » impose d’élaborer de nouveaux mécanismes qui protègeraient au moyen de droits de douane et de taxes spécifiques, les productions que la Guadeloupe serait en mesure de développer. Le statut actuel de l’archipel, » région européenne » s’oppose à toutes protections de ce genre, pour y parvenir il faudrait donc changer de statut est devenir PTOM, c’est à dire Pays et territoire d’outre-mer, comme l’a fait Saint-Barthélémy. Tel est le propos d’Alain Plaisir. Le PTOM est un cheval de bataille du Cippa, qui il faut bien le dire, ne rencontre pas un grand écho dans la population, bercée depuis plusieurs décennies par les sirénes de la consommation, de la grande distribution et des transferts sociaux d’une part et par un discours identitaire sans véritable projet économique et politique d’autre part.
» Au réseau de relations verticales avec la » métropole » il faut substituer des relations horizontales entre les secteurs économiques, entre les unités de production de la Guadeloupe » écrit Alain Plaisir dans son ouvrage.
Ce livre est court , 91 pages, et laisse peu de place aux « paroles inutiles ». En revanche il décode des pratiques locales qui jouent sur l’affectif, le sentiment d’appartenance, mais en les détournant de leur réalité. Comme le » cé ta nou » scandé dans les rues en 2009 , devenu cinq ans après, un outil de marketing: des jus de fruits fabriqués avec des concentrés de fruits importés sont vendus avec l’étiquette » an nou ». Même la cuisine dite traditionnelle est faite de plus en plus fréquemment avec des produits importés: vivaneaux du Vénézuéla, pois d’Angole de Saint-Domingue, queues de cochons venues d’Europe, crabes du Mozambique, sachets de soupe à Congo et ignames du Costa-Rica etc…
Alors comment rendre l’igname guadeloupéen assez attractif pour que la population l’achéte et que sa production se développe.
Alain Plaisir explique que dans le système actuel un kilo d’igname importé du Nicaragua revient à l’importateur une fois tous ses frais payés à 0,79 euros . S’il le revend 1,50 euros ou même 1 euro s’il importe de grosses quantités, il gagne sa vie. L’igname guadeloupéen est vendu sur le marché entre 2,2 et 3 euros. Cet euro d’écart rebute l’acheteur. Produit par produit, Alain Plaisir propose un système de taxation qui assurerait un complément de revenu à l’agriculteur guadeloupéen sur la base d’un prix de référence. Il vendrait son igname 1 euros ou 1,5 euros et une taxe sur les ignames importés lui assurerait l’euro complémentaire qui rentabilise son travail.
Un autre exemple, la dorade, montre les écarts considérables entre produits importés et produits frais locaux. Le kilo de dorade dédouané et toutes taxes payées sort sur le port de Jarry à 2,83 euros. Ce kilo est vendu en grande surface 5 euros, l’importateur est gagnant. Les pêcheurs locaux vendent leur poisson 10 euros le kilos, parfois moins ( 7 ou 8 euros) si la pêche est abondante. Pour rétablir l’équilibre entre poissons importés et poissons locaux il faudrait instaurer le même principe que pour l’igname. Un prix de référence et une taxe sur la dorade importée pour assurer un complément de revenu au pêcheur guadeloupéen.
Ce système pourrait-il fonctionner ? Alain Plaisir l’assure comme une alternative possible à une situation et un avenir qui ne peuvent se satisfaire du statu quo. La situation mondiale a changé, la France n’est plus un « empire », les lignes bougent. Autant bouger avec les lignes, anticiper, choisir, plutôt qu’attendre que de nouvelles règles s’imposent.
A moins que le repli démographique et le vieillissement de la population qui se dessinent ne jouent les arbitres et que la Guadeloupe s’installe dans un avenir sans relief. Terre de retraités et de défiscalisation. Qui peut souhaiter cela ?
(1) Cippa: comité d’initiative pour un projet politique alternatif
« La préférence Guadeloupéenne » 91 pages, 15 euros