« La caste cannibale » (1) est le titre d’un livre écrit par deux journalistes Sophie Coignard et Romain Gubert. Ils parlent de » l’alliance contre nature » qui s’est nouée à partir des années 1980 entre les Etats et un capitalisme cupide qui a produit un système cannibale, dont l’affaire grecque est un épisode. A lire.
Le 2 juillet 2015, le FMI a publié une étude sur la crise et la dette grecque disant que cette dette est insoutenable. Cette analyse se rapproche de ce qu’affirment depuis des semaines Tsipras et ses amis. L’institution internationale estime que la Grèce a besoin d’un troisième plan de sauvetage lui apportant immédiatement 10 milliards d’euros dans les mois qui viennent et 50 autres milliards sur trois ans. En échange de réformes, elle propose une restructuration de la dette, avec une période de répit de 20 ans, et en reportant la fin des paiements en 2055. Ce plan n’est pas si éloigné de celui qu’a proposé pendant des semaines Yanis Varoufakis, le ministre de l’économie grec, qualifié par certains d’ » d’irresponsable ». L’idée étant qu’il faut une pose, stabiliser l’économique grecque, relancer le pays, sa production, avant de lui demander de nouveaux efforts – nécessaires – notamment en matière d’impôts, d’efficacité des services publics et de corruption.
Alors pourquoi le FMI a-t-il mis si longtemps à reconnaître ce que des dizaines d’économistes répétent depuis au moins 2012 ? Pourquoi Christine Lagarde préfére-t-elle adopter une attitude politique intransigeante plutôt que suivre l’avis de ses experts ? Fallait-il attendre que l’économie grecque soit totalement effondrée ? Pourquoi une telle intransigeance faisant fi d’autres considérations plus éthiques et réalistes ? » Le quotidien britannique » The Guardian » qui rend compte de ce rapport du FMI cite Tsipras : » Voter non pour une solution qui n’est pas viable ne signifie pas dire non à l’Europe. Cela signifie souhaiter une solution réaliste et viable pour le pays … » Ainsi ce qui se joue à Athénes est autant politique qu’économique.
Les gouvernements grecs avant Tsipras ont accumulé les erreurs, ils ont vécu à crédit, manqué de rigueur, certains grecs en ont profité d’autres pas – les plus modestes et les plus fragiles – Mais peut-on faire payer à un peuple entier les errements de ses dirigeants passés, errements qui ont bénéficié de complicités européennes. Telle est la situation à laquelle l’Europe et la Grèce sont confrontées.
Sophie Coignard et Romain Gubert, journalistes au Point, montrent dans leur livre, à travers des exemples précis, comment, en une trentaine d’années, un à un les dirigeants européens ont cédé aux théories ultralibérales de l’école de Chicago. La société civile européenne doit réagir pour dire que l »économie n’est pas une science exacte, le cours de la bourse n’est pas guidé comme les nuages par le souffle du vent. Des logiques cupides et sans âme sont à l’oeuvre qu’on voudrait faire passer pour immuables, inévitables, comme la marche des étoiles.
Pour illustrer ce propos nous publions quelques pages de » La caste cannibale » dont nous vous conseillons la lecture. Les vacances sont aussi faites pour ça: lire, ce qu’on n’a pas eu le temps de lire dans une année de travail.
Une petite histoire, une « leçon de choses » tirée des dernières pages de ce livre est édifiante sur l’omerta qui règne chez les économistes et la fausse fiabilité dont certains se parent. Il est question d’expertise économique et de l’Islande, petit pays qui, comme la Grèce, a connu la faillite. Extraits.
»
Alors que nous terminions de rédiger ce livre en octobre 2013, se déroule à l’université Paris-Dauphine, une cérémonies en l’honneur de Richard Portes (2). Nous décidons d’y assister pour voir de quelle manière est célébré le parcours de cet économiste en vue, qui enseigne à la London Business School. »
« » Richard Portes a en effet été payé par la chambre de commerce islandaise pour établir un diagnostic sur le système financier de ce pays. Son rapport rédigé avec son collègue islandais Fridrik Mar Baldursson fin 2007 chante les louanges du système financier islandais. L’exposé des motifs commence par ces éloges : » l’internationalisation du secteur financier islandais résulte de la libéralisation des marchés, de l’intégration européenne et de la privatisation, dans un cadre institutionnel exceptionnellement sain. »
Il se termine ainsi : « Par-dessus tout, l’internationalisation du secteur financier islandais est une succes story remarquable que les marchés devraient davantage reconnaître ».
« Quelques mois plus tard l’Islande est en faillite. Que vont dire de cet épisode les brillants esprits chargés de prononcer l’éloge de Richard Portes.?
« A 17h30, quelques hommes en toge rouge et écharpes d’hermine conduisent l’impétrant jusqu’à la salle Raymond-Aron o๠le héro du jour va recevoir son diplôme honoris causa.
Deux éminences se succédent au pupitre pour retracer dans les moindres détails la carrière du décoré. On apprend tout de l’homme: qu’il est marié à une économiste française, qu’il est amateur éclairé de vin … Mais rien, pas un mot sur l’Islande. Personne dans l’assistance, ne semble remarquer cette omission énorme. Entre les discours, deux étudiants jouent de la musique de chambre. L’assemblée est prête pour entendre la conférence du maître sur les actifs financiers, le risque qui leur est associé et les bulles financières …
Il ne s’est donc rien passé. Richard Portes n’a jamais été payé par l’Islande pour faire un rapport sur son système financier. Il n’a pas manifesté d’enthousiasme envers cette déréglementation juste avant la chute. Il ne s’est pas trompé. Tout cela n’a jamais existé.
Dans les régimes totalitaires, des personnages étaient gommés des photographies officielles quand ils tombaient en disgrâce. Aujourd’hui le conformisme admet que l’épisode le plus marquant de la vie d’un économiste soit supprimé de sa biographie. Telle sont les lois – non écrites – édictées par la caste cannibale. Celle-ci protégera jusqu’au bout un compagnon de route qui dit et écrit ce qu’elle veut entendre!
La comparaison ne plaira pas à tout le monde mais il y a dans cette manière de fonctionner quelque chose qui rappelle le système stalinien. Une sorte de déni collectif qui se fracasse chaque jour davantage sur le mur de la réalité. »
« Au fil de nos enquêtes et de nos livres nous avons déjà observé ce genre de névrose collective. Le capitalisme sans risque, qui fonctionne à partir d’une accumulation injustifiée, n’est pas plus défendable que l’Etat qui gaspille l’argent public par tombereaux. Mais l’omertà régne. Même la crise de 2008 n’a pas réussi à la briser. Le petit théâtre du pouvoir, de G8 en G20 ne croit plus vraiment à ce qu’il dit. A l’été 2013, lors d’un sommet européen, Jean-Claude Juncker, alors Premier ministre du Luxembourg, s’amusait de cette farce : » Sarkozy avait dit il y a trois ans : c’en est fini des paradis fiscaux. » Les Présidents français ont le sens de la blague. »
Il est urgent qu’ils acquièrent, aussi, celui de la lucidité … et de la responsabilité. »
(1) « La Caste cannibale » par Sophie Coignard et Romain Gubert édition Albin Michel, 2014. Edité en libre de poche » J’ai lu », 345 pages, 7,20 euros en France hexagonale ( 8,30 euros en Guadeloupe)
2) Richard Portes, professeur d’économie à la London Business School, né à Chicago en 1941, diplômé de l’université d’Oxford et de Yale.