La poésie de Walcott ( extraits) :  » J’ai du hollandais en moi, du négre et de l’anglais, soit je suis personne soit je suis une nation … »

La poésie de Derek Walcott nous parle d’exil, d’oubli, de voyage, d’Histoire ou d’absence d’Histoire. Il nous dit comment des peuples dont l’existence, la ou les cultures ont été longtemps niées ont survécu et se sont levés pour affirmer leur existence. La poésie de Walcott n’est pas apaisée car elle reconstruit ce qui a été détruit, réinvente un monde que la domination coloniale a voulu gommer, détruire puis assimiler.
La mer, l’océan sont présents dans ses poèmes lieu d’engloutissement, lieu de souffrance et lieu de naissance aussi à une autre vie. Rien n’est simple dans cette poésie, comme rien n’est simple dans la Caraïbe si on veut la comprendre au-delà des clichés  » cheap » du tourisme consumériste et sans âme.
Nous publions des extraits de longs poèmes tirés d’un ouvrage traduit de l’anglais sous le titre « Le royaume du fruit-étoile » publié en 1992 ( année du Nobel) aux éditions Circé. Pour une approche de la poésie de Walcott, peu connue en Europe. Ces extraits sont tirés de deux poémes: « La mer est l’Histoire » et le « Schooner flight ».
D.L

La mer est l’Histoire
(extrait)

Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?
Où est votre mémoire tribale ? Messieurs,
dans ce gras coffre-fort. La mer. La mer
les a enfermé. La mer est l’Histoire.
(…)
… mettez ces lunettes de plongée, je vous guiderai moi-même
Là tout est subtil et sous-marin
à travers les colonnades de corail,
passé les fenêtres gothiques des gorgones
jusqu’au lieu où le rugueux mérou, à l’oeil d’onyx,
cille, alourdi par ses joyaux, ainsi qu’une qu’une reine chauve;
ces grottes nervurées tapissées de bernacles
piquetées comme la pierre
sont nos cathédrales,
et la fournaise avant l’ouragan:
Gomorrhe. Os broyés par les moulins à vent
en engrai et farine de maîs,
ce furent les Lamentation –
seulement les Lamentations
ce n’était pas l’Histoire (…)

Le Schooner flight
(extrait)
(…)
si l’amour de ces îles doit être mon lot
loin de la corruption mon âme s’envole.
Mais ils avaient commencé à m’empoisonner , l’âme
avec leurs grosse maison, grosse bagnole et bohbohl,
couli, négro, Syrien et Français créole,
alors je le leur laisse à eux et leur carnaval –
je fais un plongeon dans la mer, et puis en route.
Je connais ces îles de Monos à Nassau,
matelot au crâne rouillé et aux yeux glauques
on m’appelle Chabin, le surnom en patois
de tous les négres rouges, et moi, Chabin, j’ai vu
ces taudis de l’empire quand ils étaient paradis.
Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer,
j’ai reçu une solide éducation coloniale,
j’ai du Hollandais en moi, du négre, et de l’Anglais,
et soit je suis personne, soit je suis une nation,

(…)
Bataille avec l’équipage
Il y avait une rosse à bord, il me tenait à l’oeil
c’était le maître-coq, un gars de Saint-Vincent
avec la peau d’un gommier, une écorce rouge pelée
et des yeux bleux éteints; il me laissait jamais de répit,
comme s’il se croyait blanc. J’avais un cahier,
celui-ci même dont je me servais pour écrire
ma poésie; un jour ce gars là me l’arrache,
le lance aux matelots à droite et à gauche
en braillant :  » Attrapez le,  » puis se met à minauder
comme si j’étais une poule à cause des poèmes.
Il y a des affaires qui se règlent avec les poings,
d’autres avec un tolet, d’autres avec un couteau –
celle-là, c’était le couteau. D’abord je le supplie,
mais il poursuit sa lecture : « ô ma femme,ô mes enfants »
en feignant de pleurer, pour faire rire l’équipage:
il file comme un poisson volant, le couteau d’argent
qui va se planter en plein dans le gras de son mollet,
lui, tombe dans les pommes, et il devient plus blanc
qu’il croyait l’être. J’imagine qu’entre homme
on a besoin de bagarre. C’est pas normal
mais c’est ainsi. Il y a pas eu beaucoup de mal,
rien que des flots de sang, et on est copain, moi et Vincie,
mais personne n’a plus déconné avec ma poésie.

Auteur/autrice : perspektives

Didier Levreau, créateur en 2010 du site Perspektives, 10 ans d'existence à ce jour

Une réflexion sur « La poésie de Walcott ( extraits) :  » J’ai du hollandais en moi, du négre et de l’anglais, soit je suis personne soit je suis une nation … » »

  1. Magnifique … et vous avez mis comme image le regard de Bob Marley, il me semble bien, lui-même issu de ce mélange, bravo

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