La grande île de la Caraïbe n’a pas négocié son virage du XXI em siècle. L’économie et le système de production du pays sont en panne et vont devoir évoluer, rien ne bouge du côté politique. Va-t-on voir naître à Cuba comme en Chine une société capitaliste gérée par d’anciens communistes ? Un congrès du Parti communiste cubain se réunit en Avril. C’est le premier depuis 14 ans. Il devrait approuver les réformes économiques et organiser la relève. Nous vous proposons quelques impressions cubaines. Son nom est Bernardo. Il roule au volant d’une Chevrolet 1953 bleu marine qui pour dix pesos cubains transporte les habitants de La Havane, de la périphérie vers le centre ancien de la capitale. Ces vieilles américaines sont les taxis collectifs les moins chers de Cuba. La plupart convergent vers le Capitole qui fut jusqu’à la révolution de 1959 le siège de l’assemblée législative de la république cubaine. L’édifice, réplique du Capitole des Etats-Unis, le frère ennemi voisin, est actuellement fermé pour cause de travaux après avoir été espace d’exposition et siège de l’académie des sciences cubaines.
Vue de l’extérieur la Chevrolet de Bernardo a l’allure des belles américaines des années 1950 , chromes brillants, calandres et volumes généreux, pas loin de cinq mètres de longueur pour deux mètres de largeur, survivance du passé quand le baril de pétrole co ûtait moins de 10 dollars et les réserves d’or noir semblaient inépuisables. A l’intérieur de la Chevrolet, Bernardo a tout fait pour sauver les apparences. Avec les moyens du bord, il l’a entretenue, changé les pièces défaillantes, telles les poignées de portes qui ne sont plus celles d’origine mais bricolées comme savent le faire les Cubains. Le bruit du moteur surprend, odeurs d’huile br ûlée, nuage de fumée. Il y avait à l’origine sous le capot bleu marine un moteur six cylindres de 3860 cm3. » Il a été remplacé par un diesel, s’amuse Bernardo, un moteur de camion russe monté il y a une vingtaine d’années. La boite de vitesse aussi est russe. Tu penses quand même pas que j’ai les moyens de rouler avec un six cylindres. Puis de toute manière il était fichu. »
Voiture de luxe quinquagénaire équipée d’un moteur diesel russe, la Chevrolet de Bernardo symbolise en un raccourci mécanique – et non sans une certaine poésie – le Cuba de 2011. Après la révolution, le régime castriste a changé en taxis collectifs les voitures de luxe importées des USA, l’idée était bonne, le luxe enfin au service du peuple, mais qu’en reste-t-il ? De mythiques Cadillac roulant au gas oil 52 ans après la révolution : vitesse maximum 80 kilomètres heures pour la plupart d’entre elles, moteurs poussifs et amortisseurs bien raides.
Le parc automobile cubain est une grille de lecture possible de l’histoire du pays. A côté des vieilles Ford qui survivent grâce à la débrouillardise des Cubains, cohabitent les petites Trabant fabriquées jusqu’en 1991 par l’Allemagne de l’Est communiste. Il en roule quelques unes encore dans les rues de La Havane et sans parti pris mécanico-idéologique, il faut bien constater que par leur style et leur performance, elles traversent moins bien le temps, que les américaines sorties des ateliers de Detroit. Depuis quelques années à côté des Trabant et des américaines les cubains voient arriver des marques japonaises, coréennes. Des modèles récents, chers, inaccessibles aux Cubains moyens, compte tenu du salaire de base dans le pays, quelques dizaines d’euros par mois.
A observer la rue cubaine en 2011, on voit toujours un pays qui vit de peu, la maintenance a du mal à suivre et les libertés individuelles restent sous contrôle. Les produits de consommation courante sont chers pour les Cubains modestes. Ceux qui ont accès au CUC, la monnaie convertible, se débrouillent. Des magasins à La Havane vendent une paire de Nike plus de 60 CUC. Deux fois le salaire moyen d’un Cubain. Le marché noir prospère, tout comme l’économie parallèle. » Faut pas se leurrer, la principale ressource des Cubains c’est ce qu’envoient les parents installés aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe. Il y a plusieurs vols par jour entre La Havane et Miami, ils sont pleins. » confie Bernardo, le chauffeur de taxi.
Les Cubains sont coupés d’internet et la presse pluraliste n’existe pas. Les sources d’informations sont la télévision nationale et la presse officielle, » Granma » qui donne une vision du monde pour le moins réduite. Même pour un étranger, passer quelques jours à Cuba donne l’impression d’être coupé du monde. Ce verrouillage pourra-t-il durer ? Le pouvoir cubain craint l’utilisation des réseaux sociaux, l’incroyable facilité avec laquelle l’information circule sur le net et comment elle nourrit la contestation. Les images et les informations sur le printemps des peuples arabes ont été diffusées à Cuba avec parcimonie et avec plusieurs jours de retard. L’exemple égyptien, le rôle joué par internet et Google ne plaisent pas aux vieux dirigeants cubains.
» Cuba est un théâtre o๠rien n’est vrai » résume Miguel, un cubain de 40 ans » L’Etat attache une grande importance à l’image donnée à l’extérieur, mais la réalité est que notre société est en déclin. Nous avons raté le coche de l’après URSS de l’après » période spéciale » quand nous nous sommes retrouvés quasiment seul contre le reste du monde. Même l’éducation et la santé, les deux symboles de la » réussite » cubaine ne marchent plus. Les médicaments gratuits c’est bien, mais allez voir dans une pharmacie publique, les rayons sont presque vides. Alors la gratuité pour pas grand chose en échange, ce n’est pas suffisant. Il y a en revanche à La Havane des pharmacies o๠vous trouvez tout ce que vous voulez ou presque, mais il faut payer en CUC, la monnaie des étrangers et des cubains qui ont accès aux pesos convertibles dont la valeur est 25 fois supérieure au pesos national. Une société inégalitaire s’installe progressivement, comme chez vous dans les économies libérales. »
» On vous dira que beaucoup de choses sont gratuites à Cuba, mais cela ne me suffit plus comme argument.. Que signifie la gratuité quand rien ne marche, quand gratuité rime toujours avec mauvaise qualité. Je veux travailler et payer ma part, pour vivre moi même et développer, faire vivre mon pays » explique une jeune femme, » J’ai fait des études de commerce, je travaille, j’ai des compétences, je suis utile là o๠je suis, je veux gagner assez pour pouvoir voyager, m’acheter des vêtements, me déplacer dans Cuba bref être libre. La gratuité du rien ou du pas grand chose je ne la supporte plus. Je vous dis ça, mais j’aime mon pays, je suis Cubaine jusqu’au bout des doigts et je préfèrerais ne pas partir. J’ai cru à un changement possible dans les années 90, nous n’en étions pas loin, maintenant je doute, je ne vois pas quel avenir on nous prépare. »
Erosion, ce mot pourrait caractériser La Havane, belle capitale malgré sa décrépitude, ville musée qui se déconstruit et se reconstruit selon les quartiers. A deux pas du Capitole, les vieux immeubles à l’architecture coloniale espagnole occupés après la révolution par les classes populaires s’effritent doucement. Plus bas vers la mer la place dominée par la cathédrale San Cristobal de la Habana a été entièrement réhabilitée, rendant à La Havane son caractère historique et colonial. Le soir des concerts en plein air y sont donnés pour les étrangers. Ce jour là , il y avait Beethoven au programme. Au délabrement sous contrôle du centre historique de plus en plus dédié au tourisme, font écho les banlieues o๠vit le Cuba profond, et les belles demeures du quartier de Miramar o๠l’argent est visible. Ainsi Cuba et sa légende rebelle vit à plusieurs vitesses, l’image du Che toujours présente n’y change pas grand chose.
Une chanson clandestine circule à La Havane et dans des salles de concerts interdites o๠se rendent de jeunes cubains, son titre » El Coma andante » qu’on peut traduire de l’espagnol par le coma ambulant. Pas très respectueux pour El Comandante mais significatif de l’humour, du sens de la dérision des cubains. » Si vous me demandez de résumer en une image ce que la jeunesse cubaine pense de son pays, la voici: Cuba est une station de métro, nous sommes tous sur le quai, en espérant monter dans le prochain wagon pour quitter le pays. » dit Ramon, médecin d’une quarantaine d’années qui ne songe qu’à partir. » C’est comme ça, le monde change , notre société est restée bloquée cinquante ans en arrière. Comme ces voitures américaines qui font le décor de La Havane, mais avec des moteurs de tracteurs, elles n’avancent pas. »
» Lorsque j’arrive à La Havane, j’aime l’absence de panneaux publicitaires, ces appels furieux à la consommation comme on les trouve dans nos sociétés libérales occidentales, la pub partout m’agresse, ici il n’y en a pas. Tout ce qu’on voit sur les murs ce sont quelques vieux slogans délavés par le soleil et la pluie qui glorifient la révolution » dit cette étrangère qui revient régulièrement à Cuba. » Vous allez me dire que je suis égoïste car après tout, les Cubains ont envie de consommer eux aussi, comme les Européens et les Américains. Mais s’ils aspirent à voir leur société évoluer, je ne suis pas s ûre qu’ils veulent majoritairement basculer dans le modèle occidental, consommateur et égoïste. Enfin on verra, l’attractivité du continent américain est forte chez les jeunes, ce matin dans le vieux taxi que j’ai pris, un clip de Madonna tournait en boucle. »
» We are in process » Celia a dépassé la quarantaine et ne vit pas à La Havane. Elle vit en province de son métier de médecin et des chambres qu’elle loue aux touristes. Elle ne dénigre pas en bloc la société cubaine et lorsqu’elle compare son pays et ce qu’elle sait de la vie aux Etat-Unis ou en Europe, elle renvoie la balle en disant : » Ici tout ne va pas bien, les salaires sont trop bas, beaucoup de choses manquent mais au final, nous avons moins de violence que chez vous. Moins de violence physique, moins d’agression, plus de sécurité. We are in process, ajoute-elle en anglais, notre société est en évolution, mais je ne peux pas vous dire aujourd’hui comme ça va tourner. »
A l’inverse des pays occidentaux o๠les faits divers, les meurtres, les vols remplissent abondamment les pages de journaux, à Cuba silence quasi total sur la délinquance. Existent-elles ? On dit que oui, qu’il y a des cambriolages et des vols . A La Havane, les grilles qui renforcent les portes et les fenêtres des maisons semblent indiquer cette protection contre le vol et les intrus.
Pour rassurer les étrangers et conforter l’idée de sécurité, les Cubains usent d’une plaisanterie qui revient souvent dans les conversations: » C’est la sécurité totale ici, vous ne risquez rien, il y a deux millions d’habitants à La Havane, un million de Havanais et un million de policiers qui surveillent les Havanais. »
Quel avenir possible au pays de Fidel Castro, dernier survivant de la guerre froide.
» A Cuba on nous a fait croire que tout doit passer par la politique et le rapport de force avec les pays occidentaux. Nous l’avons cru longtemps, mais aujourd’hui la jeunesse cubaine est coupée de la politique. Nous mesurons l’erreur commise par nos dirigeants, » affirme Damian, un cubain de 38 ans qui attend depuis quatre ans un visa pour sortir du pays. «Ils ont laissé le pays vivre sous perfusion soviétique, puis quand le régime communiste est tombé, ils n’ont pas su prendre le virage, inventer autre chose. Cuba a perdu sa créativité, c’est un pays qui survit avec un régime autoritaire qui contrôle tout mais laisse quand même entrer les dollars de la diaspora et les inégalités s’instaurer. Voilà o๠nous en sommes. Le pays ne produit rien ou pas grand chose, la bureaucratie nous écrase, la prostitution que la Révolution a combattu est florissante, les terres ne sont pas cultivées, nous dépendons des importations et nous voyons les Russes nos anciens alliés, devenir plus capitalistes que les Américains, les Chinois fabriquer plus de milliardaires qu’il y en a à New-york, tout en gardant un régime autoritaire et communiste. Avec ça que voulez-vous qui se passe dans la tête d’un cubain ? C’est le chaos et l’envie de fuite vers des pays o๠simplement on vous laisse travailler que vous soyez pour ou contre le gouvernement en place. »
Depuis les années 1990 et l’après URSS Cuba, par nécessité, s’est ouvert à doses homéopathiques à l’économie marchande, donc à la libre entreprise, en perdant de vue quelques idéaux d’égalité et d’homogénéité sociale de la révolution ; mais au sommet du pouvoir rien n’est tranché. Castro ( Fidel) n’était pas prêt à lancer à marche forcée son pays dans les pas du modèle chinois qui associe capitalisme sauvage et communisme de façade. Depuis 20 ans le pays semble en quête d’une troisième voie, son XXIem siècle en quelque sorte, qui ne serait ni l’économie de marché qui creuse les revenus et les inégalités, ni un Etat omniscient et omniprésent qui contrôle tout. Mais le chemin est étroit et les dirigeants cubains ont du mal à découdre cet Etat tout puissant contrôlé par les militaires. Alors c’est l’attente, l’incertitude, rien ne se passe à Cuba ou pas grand chose, le régime gagne du temps mais l’écart entre la population et le pouvoir se creuse. Tous attendent l’après Castro avec la peur chez de nombreux Cubains que le pays basculent dans un libéralisme débridés comme l’ont fait les Russes et les Chinois. Comment le peuple cubain se tirera-t-il de ce piège ? » Grâce aux Cubains justement, il y a du pragmatisme, des compétences, du génie dans cette île, je vous le dit, il y aura un après Castro » affirme José qui vit plutôt bien à La Havane en louant des chambres aux touristes et rêve d’ouvrir un restaurant privé, un paladar.
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Le droit de révolte contre le despotisme, Messieurs les Juges, a été reconnu depuis la plus lointaine antiquité jusqu’à nos jours par des hommes de toutes doctrines, de toutes idées, de toutes croyances. Dans les monarchies théocratiques de la Chine Antique, selon un principe pratiquement constitutionnel, lorsqu’un roi gouvernait mal et d’une manière despotique, il était déposé et remplacé par un prince vertueux… John Locke dans son Traité de gouvernement maintient que » lorsque les droits naturels de l’homme sont violés, le peuple a le droit et le devoir de supprimer ou de changer le gouvernement … La célèbre » Déclaration des Droits de l’Homme » légua aux générations futures ce principe: » quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour celui-ci le plus sacré des devoirs … »
Les lignes qui précédent sont extraites d’un texte de Fidel Castro, » L’Histoire m’acquittera » plaidoirie qu’il a prononcé en octobre 1953 devant la tribunal d’urgence de Santiago de Cuba pour sa défense après l’échec de l’attaque de la caserne Moncada, première tentative de prise de pouvoir contre le régime de Batista. On trouve le livre partout à La Havane, même en version française.
Castro avait une trentaine d’années en 1953, il en a plus de quatre-vingt en 2011. Il a écrit ce plaidoyer sur le droit des peuples avant de devenir lui même un militaire qui surveille son peuple et place les libertés sous contrôle. Depuis 2006 il a pris quelque distance – relative – avec le pouvoir, alors croyez-vous que les vieux autocrate, lorsqu’ils en ont le temps, relisent leurs discours de jeunesse ?