La violence gangrène la société contemporaine en Guadeloupe et ailleurs, la place de la Victoire à Pointe à Pitre, la rue Frébault, théâtres d’agressions seraient devenues infréquentables. C’est ce qu’on entend dans les conversations. Mais était-ce mieux il y a un siècle? Nous sommes les produits de sociétés plus violentes que celles d’aujourd’hui. Le vivre ensemble apaisé, au delà des clivages sociaux, culturels, historiques, économiques reste à construire. L’historien guadeloupéen Raymond Boutin a abordé parmi d’autres thèmes celui de la violence dans un ouvrage consacré au vivre ensemble publié en 2009. Réflexions autour d’un livre.
N’est ce pas un spectacle alarmant et révoltant tout à la fois que de voir se pavaner dans les rues, à toutes les heures de la journées et de la nuit, cette armée de jeunes filles de quinze à seize ans, livrées à elles seules et exposées à tous les maux? De jeunes enfants qui pourraient devenir d’honnêtes mères s’adonnent sans aucun frein à tous les excès de la prostitution. »
L’extrait ci-dessus n’est pas tiré d’un reportage sur le tourisme sexuel au 21em siècle dans un pays d’Asie mais d’un article du Réveil Social publié le 15 octobre 1910 à Pointe-à -Pitre en Guadeloupe. Raymond Boutin le cite dans son ouvrage au chapitre sociabilité et marginalité.
Disputes qui tournent mal, crimes passionnels, convoitises et duels, l’historien décrit dans son livre toute la gamme des » faits divers » qui pourraient faire aujourd’hui la une des journaux. Et cela se passait dans la première moitié du 20em siècle. Au sortir de la société ségrégationniste l’invention d’un nouveau vivre ensemble ne s’est pas fait dans la douceur et le charme d’un société créole idéalisée. L’un des plus significatifs de ces actes de violence est, en 1914, l’assassinat au tribunal même d’un avocat par son beau-frère. Tous les ingrédients semblent être présent dans cette vieille affaire : des enjeux d’argent, des préjugés sociaux, une mort suspecte etc.
Ainsi, l’Histoire récente nous enseigne qu’une société dont le passé s’est construit dans la violence ne peut avoir connu un âge d’or. Si celui-ci existe, c’est dans le futur qu’il faudra le trouver. Il n’y a pas de paradis perdu.
» Après 1848 et l’émancipation « , écrit Raymond Boutin, » la violence maître-esclave cède le pas à la violence entre hommes égaux en droit et ce, dans un contexte o๠les antagonismes sociaux et la misère persistent. » Ainsi plusieurs décennies après l’abolition, et aujourd’hui encore par bien des aspects, les habitudes mentales et les préjugés ne sont pas suffisamment » débloqués » pour dire qu’un vivre ensemble apaisé est véritablement acquis. Une violence latente, venue de loin, souvent non dite, s’insinue encore dans la société.
Le 20ème siècle plus que la première décennie du 21ème est marqué par la violence politique et institutionnelle. Les élections au début du siècle dernier font l’objet d’affrontements violents entre partisans de Boisneuf et Légitimus. Fusils et coutelas entrent en jeu et il y a des morts. L’historien cite les grèves de travailleurs agricoles en 1910 et l’affrontement avec les usiniers, les démonstrations de force dans chaque camp font plusieurs victimes. Jusqu’aux années 80 en passant par mai 67, on pourrait citer beaucoup d’autres exemples d’attentats, d’actes violents et de répression étatique qui sont la marque d’une violence politique et sociale.
» Cette période et ces actes traduisent un échec, écrit Raymond Boutin à propos de ces événements du siècle passé, la politique s’est éloignée des moyens qui en font la force et la beauté, le débat et la confrontation d’idées. On cherche à impressionner l’adversaire et au besoin à l’éliminer. »
Dans ces années et dans une société aux fondations si douloureuses cette violence était considérée comme légitime puisque ceux qui auraient eu les moyens d’instaurer le dialogue et la justice, et l’Etat lui-même, usaient et abusaient de la force pour s’imposer. Un siècle plus tard, à quelques exceptions près, on peut dire que le débat est devenu possible entre adversaires politiques et sociaux plutôt que les bombes et les charges de gendarmerie. Cela étant, ce débat a encore des progrès à faire.
L’ouvrage de Raymond Boutin consacre un long chapitre à l’alimentation.
Celle-ci tient une part importante dans le vivre ensemble, significative à la fois des habitudes alimentaires, des coutumes, des mouvements de population et de la place de la Guadeloupe dans le monde. En sortant de la nuit de l’esclavage et de l’isolement, en délaissant les cultures vivrières et traditionnelles telles le manioc, la Guadeloupe est entrée dans l’ère d’une autre dépendance, celle des importations. Indéniablement le niveau de vie dans l’île s’est amélioré dans la deuxième partie du 20ème siècle, mais en entrant dans le jeu de la consommation, en se «modernisant» la Guadeloupe a perdu une partie de son âme.
A la lecture de ce livre on s’interroge: quel est l’enjeu du vivre ensemble aujourd’hui en Guadeloupe? Pas le retour au passé que le livre de Raymond Boutin décrit plus violent qu’aujourd’hui. Les conflits individuels ou collectifs ne trouvaient leur issue que dans le rapport de force. Ni une guerre mondiale comme au temps Sorin, pour contraindre la Guadeloupe à l’autonomie alimentaire. Alors l’autonomie et un meilleur équilibre de la balance commerciale de l’île passent aujourd’hui par une prise de conscience et des mesures objectives pour favoriser la production locale. C’est avec le débat et la confrontation d’idées tels que les évoquent Raymond Boutin dans son ouvrage, » force et beauté de la politique » qu’on peut espérer progresser vers ce vivre ensemble qui reste à construire. Celui-ci pourrait se caractériser par moins de violence, et ce mot ne recouvre pas seulement la délinquance au quotidien qui empoisonne certains quartiers, il recouvre aussi la violence économique, celle qui fait grimper les prix et fabrique du chômage.
Ici en Guadeloupe et ailleurs dans le monde o๠quelques guerres sont en cours, notamment pour le contrôle du pétrole, ce n’est pas gagné. Mais on peut tenter d’y croire.