Nous diffusons un texte de Georges Trésor, universitaire guadeloupéen, qui porte un regard à la fois lucide et apaisé sur l’idée de réparation de l’esclavage. La démarche » réparatrice » est empreinte d’une certaine légitimité depuis que la notion de crime contre l’humanité est apparue sur la scéne internationale. Sa mise en oeuvre est complexe puisque les coupables et les victimes ont quitté cette terre depuis longtemps. Alors « la réparation répare quoi ? » interroge Georges Trèsor.
L’idée de réparation est née aux États-Unis où des actions civiles ont été engagées par des associations de victimes pour obtenir réparation des préjudices de l’histoire sur des affaires les plus diverses. Mais depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale et en lien avec l’Holocauste, l’idée a trouvé un nouveau support dans la notion de crime contre l’humanité. Dès lors, la possibilité d’élargissement de cette notion à tous les crimes de l’histoire, dont l’esclavage et la colonisation, tombait logiquement sous le sens. C’est sans doute parce qu’ils ont été confrontés à cette évidence que les parlementaires français ont voté à l’unanimité en mai 2001 la loi dite Taubira « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». Mais, contre toute attente, cette loi de reconnaissance va constituer une ressource juridique permettant à des descendants des victimes de l’esclavage et de la colonisation de faire valoir leur droit à réparation à cause des conséquences sur leur existence présente des préjudices subis par leurs ancêtres. C’est dans cette perspective que des Martiniquais et des Guadeloupéens vont se regrouper au sein du Mouvement International pour les Réparations (MIR) afin d’assigner l’État français.
Il faut y voir une manifestation, entre autres, d’une mobilisation des esprits autour d’un sujet qui ne cesse d’alimenter controverses et polémiques, mais qui n’est pas pour autant dénué de fondement. La demande de réparation de l’esclavage a une incontestable légitimité juridique et morale. Dans une première mouture, la loi Taubira envisageait d’ailleurs dans son article 2 d’instaurer « un comité de personnes qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation dues au titre de ce crime ». L’article a été rejeté et la loi fut votée en tant que loi mémorielle, sans créer de norme juridique. Toutefois, le crime contre l’humanité étant imprescriptible, aucun obstacle juridique ne s’oppose à une assignation de l’État français. Quelles que soient leurs motivations, on ne peut donc reprocher aux partisans de la réparation de s’être engouffrés dans la brèche. D’autre part, on ne peut non plus dissocier l’idée d’une demande de réparation de l’actualité d’une souffrance morale vécue par de gens victimes de discriminations et de vexations parce qu’ils ont le tort d’avoir des ancêtres esclaves noirs.
Cela dit, malgré ces justifications, l’aboutissement positif d’une action civile en demande de réparation de l’esclavage nous paraît très improbable. En premier lieu, cette action s’appuie sur une loi mémorielle ayant une dimension performative et non normative : elle ne prévoit pas de mécanisme de sanction ou d’indemnisation au demeurant très complexe à évaluer quantitativement. En deuxième lieu, le fait incriminé est relativement éloigné dans le temps ; aussi bien les responsables que les victimes directs du crime contre l’humanité sont tous morts depuis très longtemps. Sans compter qu’en matière notamment de traite négrière et d’esclavage, il est très difficile de dégager une responsabilité unique. Ces considérations plus ou moins « techniques » ne visent pas à disqualifier une cause, mais force est de constater que c’est surtout autour d’elles que se cristallise un débat s’épuisant depuis des années dans d’interminables controverses sur la faisabilité ou non des réparations.
Le surinvestissement dans le passé marque la peur du futur
L’objet de ma réflexion n’est pas d’intervenir à ce niveau du débat. Ce qui m’intrigue, c’est pourquoi la demande en réparation de l’esclavage insiste à ce moment précis de notre histoire, comme si la dimension traumatique de notre passé qui la justifierait, s’était soudainement révélée à notre conscience ?
En fait, ce surinvestissement dans le passé ne traduit pas un état d’esprit propre aux descendants des victimes de l’esclavage. D’une certaine façon, il s’inscrit dans un mouvement plus large de ce qui ressemble à un glissement du genre humain vers une nouvelle représentation de l’histoire. Les hommes sont les seuls êtres dans ce monde à avoir pleinement conscience des trois dimensions du temps : passé, présent et avenir. Dans cette tripartition l’avenir est sans doute le lieu de l’espérance, de l’accomplissement. Le lieu d’une promesse d’émancipation collective longtemps portée par la croyance en une histoire « en train de se faire » dans le sens du progrès. Aujourd’hui, le surinvestissement dans le passé traduit un retournement. Il est la réponse à des formes d’angoisse collective liée à l’état actuel d’un monde dans lequel il est difficile de se projeter positivement dans le futur.
L’avenir est devenu un problème. Dans ce contexte, la demande en réparation de l’esclavage devant la justice insère d’une certaine façon le passé dans une fonction cathartique. Mais dans la mesure où il est impossible de faire comparaître devant une juridiction pénale des individus accusés d’un crime contre l’humanité déjà décédés, la punition comme objectif perd tout son sens dans la démarche. Cependant, la responsabilité trouvant son fondement dans la causalité, il y a un indéniable lien de causalité entre le préjudice subi dans leur existence par les descendants d’esclaves et la mise en esclavage de leurs ancêtres. Il s’agit donc, selon le principe de continuité de l’action publique, d’exiger la réparation symbolique et/ou matérielle de ce préjudice en rendant responsable l’État français pour avoir en son
temps couvert de son autorité politique et juridique un crime contre l’humanité.
Réparer pour reconstruire
Mais dans ce type de procès, c’est sur la victime et non sur l’accusé que se concentrent les éléments du débat. C’est elle qui doit apporter la preuve du préjudice. Ce qu’elle fait généralement en mobilisant surtout les ressources d’une mémoire tragique, quitte parfois à tordre allègrement le cou à la connaissance historique. Mais au-delà de ces considérations, on se heurte à un paradoxe lorsqu’on s’en remet à une justice civile qui ne pourra statuer que sur la dimension matérielle d’une réparation, alors que le préjudice subi est profondément moral. D’une certaine façon, il est demandé à la justice de pallier les manquements de la politique, ce qui manifestement excède ses capacités.
La demande en réparation de l’esclavage est en fait une réponse à un problème politique lié à des situations d’injustices raciales vécues par des descendants d’esclaves et de colonisés.
Dans le cas des « Français d’Outre-mer », ces humiliations de la vie courante administrent la preuve de la difficulté pour eux d’être acceptés comme membre à part entière d’une communauté politique, ou tout simplement d’être reconnus dans leur dignité d’être humain.
Dans cette situation, il faut comprendre la demande de réparation de l’esclavage comme une action volontariste de « reconstruction », passant par le dépassement d’un passé traumatique. Ce que traduit d’une certaine manière le triptyque « reconnaissance, réparation, réconciliation ».
Mais l’ambigüité qui pèse sur le sens de la reconnaissance qu’attendent les victimes ne fait en définitive que préciser la nature politique du problème posé par l’action civile en réparation. À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit de reconnaître un crime contre l’humanité. C’est sans doute ce qu’ont fait symboliquement les parlementaires français en votant la loi Taubira. Dès lors, peut-on réparer un tel crime ? Peut-on lui trouver un équivalent financier qui l’effacerait ? Ce serait faire injure à la mémoire de nos ancêtres de le penser. Dans le fond, la reconnaissance dont il s’agit dans cette affaire renvoie tout simplement à des questions liées au regard porté sur des descendants d’esclaves dans une société. C’est une problématique de l’altérité : l’estime de soi vient de la reconnaissance par
l’autre.
L’idée de réparation cache des visions différentes
Toujours est-il que, parallèlement à l’ambigüité qui pèse sur le sens de la reconnaissance, la réparation considérée comme une étape dans la voie de la « réconciliation » n’ouvre pas les mêmes perspectives de dépassement pour tous. Pour les nationalistes en pointe dans ce combat, la réparation est consubstantielle à l’indépendance politique. La réconciliation prendrait alors la forme d’une relation de « peuple » à « peuple » reconnus dans leur égale dignité. Pour les « autres », et Dieu sait s’ils sont divers, la réparation inscrit sa finalité dans une problématique de la citoyenneté. S’inspirant des thèses de la pensée postcoloniale, les adeptes de ce courant en font un enjeu de société par lequel elle serait le point de départ d’un processus de reformulation de la vie en commun abolissant la racialisation des rapports sociaux. Pour certains, cela passe par une « décolonialité » des esprits atteignant aussi bien
les descendants des victimes que ceux des colonisateurs. Un projet de déconstruction rendu nécessaire, parce qu’on aurait surtout retenu la violence politique et culturelle de la colonisation, sans prendre la mesure des conséquences sur les rapports inter-ethniques d’une violence épistémique portée par un discours et un savoir du colonisateur ayant ancré dans les imaginaires l’idée d’infériorité du colonisé.
Bref, deux visions du dépassement tout à fait respectables, mais qui paraissent contradictoires dans leur finalité politique. L’une s’inscrivant dans une logique de rupture, l’autre d’intégration. Mais les deux ont en commun de jeter la suspicion sur la générosité des valeurs humanistes et universelles de la République, disqualifiées par les faits. C’est sans doute à partir de cet élément qu’il faut comprendre que la demande de réparation de l’esclavage dans le flou qu’elle entretient, n’est qu’une réponse parmi d’autres, quelquefois tragiques, à une crise profonde de la politique à l’heure du capitalisme mondialisé.