Une année se termine. Perspektives propose une idée de lecture en ces périodes de fêtes qu’on ne peut pas passer qu’à boire du champagne et « chanté nwél ». Alors, pour finir cette année 2011 nous vous proposons d’offrir ou de vous offrir un livre : la biographie de Frantz Fanon, écrite par l’auteur britannique David Macey (1).
Figure emblématique du tiers-mondisme, Fanon est en fin de compte peu connu et cette année, le cinquantième anniversaire de sa disparition a été célébré avec une certaine discrétion. Le personnage dérange en effet et pas seulement ceux qu’il a combattus, ceux aussi dont il pourrait paraître proche. Son intransigeance, sa lucidité et son exigence morale peuvent mettre mal à l’aise ceux qui se satisfont du compromis mou avec soi-même.
Dans une tribune au journal Le Monde, l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau a résumé ainsi le malaise Fanon: » Frantz Fanon provoque une perception inattendue de vous mêmes (…) Nous pensions que la Bête ( la société coloniale) était en dehors de nous-mêmes, Fanon nous expliquait qu’elle était largement en dedans et que c’est du dedans qu’elle nous déterminait. » C’est la raison pour laquelle dans la société martiniquaise ( et guadeloupéenne) de 2011, alors que des stigmates du colonialisme sont toujours présents, Fanon dérange encore.
L’auteur est à redécouvrir pour sa quête inachevée qui va au delà de la Négritude. Après s’être « perdu dans la Négritude » et » avoir touché du doigt toutes les plaies qui zébrent la livrée noire », la force, la violence, la lucidité terrible qui percent dans les écrits de Fanon s’adressent à un homme universel qui reste à inventer. « Peau Noire, masques blancs » son premier livre paru en 1951, décrit la pathologie (2) fabriquée par la société coloniale, l’oeuvre de mystification qu’elle a produit puis le livre en appelle à cet homme neuf capable de » sortir de son histoire. »
Dans les dernières pages de « Peau noir, masques blancs », il écrit : » Je suis mon propre fondement. C’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’ introduis le cycle de ma liberté. Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclave. Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part. »
« Moi l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose: que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est à dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme o๠qu’il se trouve. Le nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. Tout deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naissent une authentique communication. »
La biographie écrite par David Macey plonge dans la courte vie de Fanon. Il est mort en 1961, à 36 ans, quelques mois avant la fin de la guerre d’Algérie pour laquelle il s’est engagé au côté du FLN. Une vie courte mais une longue itinérance caractérisée par la prise de risques et les engagements. Ce parcours traverse la Martinique des années 1930 prête sans état d’âme à se livrer au pétainisme, en particulier la caste au pouvoir; la France et l’Allemagne des années 1940; puis les combats de la deuxième guerre mondiale à laquelle Fanon a participé; puis la France des années 1950, les études de médecine à Lyon, l’exercice de la psychiatrie pendant deux années en Lozère et enfin l’Algérie.
En 1951 lorsque parait « Peau noire et masques blancs » aux éditions du Seuil, Fanon n’est pas connu et le livre ne connait pas un grand succès. Peu d’articles lui sont consacrés à sa sortie, même dans les grands quotidiens comme Le Monde ou l’Humanité. David Macey, cite un commentaire de la revue Esprit en 1951. Maxime Chastaing » protestant de Bordeaux et vieux compagnon d’Emmanuel Mounier » analyse ainsi la démarche de Frantz fanon : » Il diagnostique l’inhumanité d’une société ( la société coloniale) dont la culture pathologique fait pousser des Noirs aliénés ( mystifiés) en même temps que des Blancs non moins aliénés ( mystifiés et mystificateurs) et fait fleurir le double narcissisme du Noir noir et du Blanc blanc; déterminer la genèse, les motifs et les mobiles de ces manifestations morbides, les rendre conscientes; permettent ainsi de comprendre ceux qui en souffrent et d’édifier des rapports de compréhension entre Négres et Européens. »
Si l’on se souvient de l’incident qui s’est produit en octobre 2011 au bord d’une route en Guadeloupe (2) on peut avec regret constater que les manifestations morbides et pathologiques liées à l’histoire coloniale n’ont pas entièrement cessé à ce jour.
Dans Peau Noire, masques blancs, Fanon consacre un chapitre à l’homme de couleur et la Blanche. Le désir d’être aimer ou de posséder une femme blanche serait l’un des désirs enfouis des hommes noirs. Fanon écrit: » Il faut que ce mythe sexuel – recherche de la chair blanche – ne vienne plus, transité par des consciences aliénés, gêner une compréhension active ».
Dans un autre chapitre il parle de la femme de couleur et du Blanc et reproche à Capétia, héroîne du livre de Mayotte Capécia » Je suis Martiniquaise » de vouloir à tout prix épouser un Blanc pour s’élever au dessus de sa condition de mulatresse.
David Macey note : » Il est vrai que si Fanon reproche à Capécia son désir d’épouser un Blanc, son propre mariage avec une Blanche ne lui parait pas être une » abdication » de sa personnalité. » En épousant une Blanche et en ayant des enfants avec elle dans sa courte vie, Fanon abdique-t-il ou bien au contraire sort-il de son histoire et de l’aliénation ? Le biographe britannique fournit un élement de réponse en citant le commentaire d’un frère de Fanon, Joby, à propos de ce mariage : » Il a rencontré une femme, en est tombé amoureux, et a oublié qu’elle était métropolitaine. » L’amour sincére serait-t-il ainsi le stade ultime de la désaliénation ?
Josie, l’épouse de Fanon a vécu en Algérie jusqu’en 1989, année de son suicide. Elle avait assisté un an plus tôt au » printemps Berbère » et aux manifestations d’Alger, sévèrement réprimées par le pouvoir algérien. David Macey cite la romancière algérienne Assia Djebar qui se souvient d’une conversation téléphonique avec Josie Fanon après des affrontements violents entre la rue d’Alger et la police algérienne, celle-ci lui a dit dans un soupir : » Oh Frantz, encore les damnés de la terre. » Fanon n’aurait pas été surpris par les printemps arabes, il avait pressenti à la fin des années 1950 l’échec ou l’inachèvement des guerres coloniales et des processus d’indépendance.
(1) Cette biographie a été publié à Londres en 2002 et traduite en français en 2011 aux éditions de la Découverte. David Macey est mort le 7 octobre dernier. Spécialiste britannique de la pensée francophone il avait notamment publié une biographie de Michel Foucault.
(2) A propos de pathologie comment ne pas penser à l’accident qui s’est produit en Guadeloupe au mois d’octobre 2011 et passé en justice ( puis reporté). Une femme blanche issue d’une famille béké très connue en Martinique et Guadeloupe a insulté par des propos racistes et refusé d’être touchée par des secouristes noirs venus l’assister dans un accident automobile. Elle a été transportée après l’incident dans un hopital psychiatrique. La pathologie coloniale ne touche pas seulement le colonisé, elle atteint aussi gravement le colonisateur. Fanon l’écrivait dans les années 1950.
« Peau noire, masques blancs », Frantz Fanon,aux éditions du Seuil, 188 pages
» Frantz Fanon, une vie » biographie de David Macey, aux éditions La Découverte, 588 pages.